Les personnages kawaii et moé : figures ou figurines?
Valérie Cools

Les mangas et dessins animés japonais constituent un courant populaire de masse, aussi bien au Japon que dans de nombreux pays occidentaux : il s’agit d’un flot culturel volumineux, identifiable et s’adressant à un large public. Comme pour tout phénomène de masse, la question de la relation intime entre le lecteur ou le spectateur et l'œuvre se pose : quand un aussi grand nombre d'œuvres partagent des traits communs, sont régies par des codes similaires et font appel au lecteur de manières apparemment semblables, qu'advient-il de la possibilité pour le lecteur de se sentir touché, attiré, fasciné par une œuvre, un personnage, une figure unique? Y a-t-il une place pour l'envoûtement à l'intérieur de la culture otaku1, c'est-à-dire pour une relation intime et potentiellement transcendante entre l’œuvre et le sujet? Telle est la question que cet article examinera. En partant des jeux de regards présents dans les mangas et animés, j'explorerai la possibilité de l'existence de figures envoûtantes à l'intérieur de ces ouvrages, ce qui constituera une première manière d'aborder la question de l'esthétique collective dans le cadre d'une culture de masse. Dans un deuxième temps, je me concentrerai sur deux esthétiques particulières, liées mais distinctes, et très présentes dans le paysage otaku actuel, le kawaii et le moé, ce qui permettra de préciser la problématique. Pour terminer, je montrerai comment le collectif peut, d'une manière bien précise, participer de l'envoûtement, non pas par le biais de personnages-figures individuels et distincts, mais par le biais d'une méta-figure élusive et impossible. Cet article prendra certes en compte le contexte économique de la production du kawaii et du moé ainsi que leurs portées commerciales évidentes, car il serait difficile de mettre ces dernières entièrement de côté. Cependant, je me préoccuperai principalement des réactions que ces esthétiques cherchent à susciter auprès du lecteur/spectateur et sur la relation qui peut s'établir lors du processus de réception.

La place du regard

Lorsqu'un lecteur ouvre un manga pour la première fois ou qu'un spectateur visionne son premier film animé japonais, il n'est pas rare qu'une de ses premières remarques concerne les yeux des personnages, qui le surprennent par leur grand diamètre et leur forme arrondie. Beaucoup se demandent pourquoi ces personnages, même lorsqu'ils sont explicitement d'origine japonaise, possèdent des yeux ronds et démesurément grands, forme que l'on associe plutôt à la physionomie occidentale. Cependant, ces yeux ne sont pas agrandis dans le but d’« occidentaliser » les personnages (contrairement à ce que certains présument), mais sont plutôt magnifiés dans un but expressif : comme l’explique Frederik Schodt, les yeux sont les premiers à manifester les émotions et les sentiments (1983, p. 92). Le fait d'attirer l'attention sur eux en les agrandissant permet ainsi de souligner la dimension affective en la mettant au premier plan (Schodt, 1996, p. 61).

Les mangas n’ont certes pas l’exclusivité de la pratique d’agrandir les yeux, qui est en réalité assez commune dans l’art de la BD et des dessins animés en général : à l’origine, Tezuka Osamu2 (1928-1989), le mangaka3 qui fixa une grande partie des conventions encore en vigueur dans les mangas aujourd'hui, s'est d'ailleurs inspiré des dessins animés américains sur plusieurs plans, dont celui de la représentation des yeux (Davis et al., 2010, p. 284). Cependant, il est certain que les personnages de mangas et d’animés exploitent à un tout autre niveau l’art de « faire de l’œil » au lecteur ou spectateur. Non seulement leurs yeux sont sur-dimensionnés, mais leur physionomie est réarrangée afin de souligner encore davantage ces derniers :

Les visages minimalistes du shônen et du shôjo manga[4] ont été conçus afin de faciliter au maximum l'expression graphique des sentiments et des émotions inscrits dans leurs immenses yeux ronds. Ils sont triangulaires pour que ces yeux puissent y trouver leur place, blancs et lisses comme un écran de cinéma. (Bouissou, 2010, p. 158)

De plus, les détails des yeux eux-mêmes et leurs caractéristiques renforcent encore le phénomène. Plus que le diamètre du globe oculaire, c’est celui de l’iris et de la pupille qui attire l’attention ainsi que le jeu de reflets et la courbe des paupières : ainsi naît le regard. Les mangaka parviennent à faire passer beaucoup d’informations relatives à un personnage donné simplement par le design de son œil. Si l’on compare les visages appartenant aux personnages d’une même série — la série manga Emma (2006-20085) de Mori Kaoru constitue un exemple particulièrement éloquent à cet égard —, on peut voir qu’un œil grand ouvert, aux contours arqués, possédant un large iris et un grand reflet donne une impression d’ouverture, de naïveté, et de vulnérabilité. À l’inverse, un iris et un reflet plus réduits ainsi qu'un contour plus droit contribuent à fermer le personnage, à rendre moins accessibles ses pensées, voire à suggérer une certaine froideur. Ou encore, un regard dessiné avec des traits moins nets, plus brouillés, signifie la rêverie, montre que le personnage s’égare à l’intérieur de lui-même. L'esthétique du dessin des animés est sensiblement similaire à celui des mangas, car ces derniers sont souvent adaptés et portés au petit écran sous forme d’animation; il s’ensuit que les particularités oculaires mentionnées à l’instant s'appliquent également aux animés, bien qu’il ne soit pas rare que certaines nuances graphiques soient perdues ou légèrement altérées6. Mon but ici n’est certes pas de dresser un catalogue des différents schémas oculaires ni de mener une analyse sémiotique des yeux dessinés, mais de souligner, en guise d'ouverture, l’importance expressive de chaque élément oculaire.

Ainsi, nous lisons dans les yeux des personnages et c’est par leur biais que nous pensons pouvoir pénétrer les pensées, découvrir l’âme des êtres de papier ou de celluloïd : leurs yeux nous attirent, nous y plongeons, et pour peu que la contemplation se prolonge, elle conduirait à la fascination, à l’envoûtement. Peu importe que nous ne soyons pas toujours la cible officielle de ce regard, notamment lorsque celui-ci est porté sur un autre personnage, nous pouvons toujours les contempler. Mais le regard des personnages s'adresse-t-il jamais réellement à nous? Y trouvons-nous vraiment matière à nous envoûter? Pour le penseur japonais Azuma Hiroki, la réponse serait plutôt non.

Cette conclusion est le résultat d'une réflexion que je me permettrai de résumer rapidement, d'autant que le présent article s'appuie beaucoup sur les travaux de ce penseur (Azuma, 2000). Azuma puise dans la pensée de Lacan pour affirmer que le sujet ne peut devenir un être complet et social que lorsqu’il reconnaît le regard de l’autre, lorsqu’il renonce au sentiment original d’omnipotence pour se reconnaître lui-même comme objet du regard coexistant avec d’autres sujets. Ce phénomène, base de la castration lacanienne, constitue un stade du développement de tous les individus. Or, pour Lacan, ce processus affecte également notre relation avec les représentations visuelles, nous faisant passer du monde des images à celui des symboles, qui sont chargés d’idéologies et de significations pré-existantes. Ainsi, la reconnaissance du regard d'autrui ne se déroule pas uniquement lorsque nous identifions le regard d’un autre sujet, mais aussi celui d’un être représenté sur un tableau. Plus concrètement, la castration est entraînée par tout tableau ou toute image qui joue sur la perspective afin de créer un point de fuite et de situer le spectateur dans une position bien précise, de lui attribuer un point de vue fixe, ce qui peut être accompli notamment par le biais du regard des personnages représentés. Ces derniers, en nous regardant, nous établissent et nous définissent, et ce faisant, nous limitent. Il en découle que l’espace auquel ils appartiennent et dans lequel ils nous entraînent est, comme l’explique Thomas Lamarre dans son analyse de la pensée d’Azuma, un espace cartésien, clairement défini et structuré (Lamarre, 2009, p. 269).

Mais Azuma argumente que les animés japonais ne possèdent justement pas de point de fuite, que tout se déroule en surface. Il faut préciser que l’auteur écrit cela dans le cadre d’une analyse de l’œuvre de l’artiste visuel Murakami Takashi, particulièrement le mouvement Superflat fondé par celui-ci, mouvement qui s’inspire ostensiblement de la culture otaku et qui se définit entre autres par la mise en surface de tous les éléments et par l’absence de perspective structurante (Murakami, 2000; Schimmel, 2008; Looser, 2006). De plus, la série de tableaux DOB, sur laquelle Azuma se penche, fait justement figurer une multitude d’yeux, peints dans le style des animés et des mangas. Mais ces yeux, pour Azuma, sont « ambigus » : ce ne sont pas des yeux, mais des signes représentant des yeux, qui n’appartiennent ni aux monde des images ni à celui des symboles. Ainsi, toujours selon cet auteur, ce sont des yeux « spectraux » au sens de Derrida : ni morts ni vivants, mais seulement étrangement inquiétants. L’absence de perspective est évidente dans les œuvres de Murakami, mais elle constitue également une caractéristique des mangas et des animés japonais: Thomas Lamarre consacre en effet une grande partie de son dernier ouvrage à l’analyse de la « planéité » (flatness en anglais) des animés japonais. L’œuvre de Murakami évoque donc délibérément un procédé similaire à celui qui existe dans les animés, une absence de profondeur créée par la compression des différentes couches d’animation. Lamarre démontre ainsi que les animés, tout comme les œuvres de Murakami, encouragent un regard en zig-zag, qui parcoure la surface complexe de l’écran (Lamarre, 2009, p. 6-7 et 111).

On peut avancer, sans entrer dans une analyse longue et détaillée qui nous éloignerait trop de notre sujet, que cette affirmation concerne également les mangas, ce que Lamarre lui-même suggère. En effet, la majorité des vignettes de mangas sont caractérisées par une absence d’arrière-plans complexes, ce qui entraîne le plus souvent un manque de profondeur. Par ailleurs, il existe, dans les mangas populaires du moins, une certaine fragmentation du contenu, à plusieurs niveaux : par exemple, les corps des personnages sont souvent coupés, tranchés de manière insolite par les cadres; ou encore, des changements brusques de points de vue interviennent ainsi que des mises en pages chamboulées par leur propre expressivité (Cools, 2011). Cela encourage le lecteur à considérer la page comme un tout plutôt que comme une série linéaire de vignettes, et ce, même si, dans les faits, le récit conserve sa linéarité (Lamarre, 2009, p. 288-289). Certes, il est rare qu’une page de bande dessinée autre que japonaise possède un point de fuite autour duquel s'organise toute la page; mais il est tout aussi rare que le dispersement visuel soit poussé dans une BD aussi loin que dans les mangas7. Ainsi, l’absence de perspective des animés et des mangas signifie une absence de point de vue fixe et donc, toujours selon Azuma (2000), équivaut à une impossibilité d’échange réel de regards. Les yeux des personnages regarderaient dans notre direction sans nous voir et sans nous situer, car ils n'existent qu'en surface.

Je pense néanmoins que cette affirmation serait à nuancer. En effet, comme le fait remarquer Lamarre, une absence de perspective n’équivaut pas toujours à une impossibilité de point de vue : elle peut tout aussi bien signifier une multiplication des points de vue possibles (Lamarre, 2009, p. 107-108). Le spectateur peut toujours choisir de prendre une position ou de jouer un rôle par rapport à l’image; le fait que ce rôle ne lui soit pas imposé ne le condamne pas nécessairement au flottement et à l’anonymat. De même, les images de mangas et d'animés, même si elles ne nous déterminent pas comme le font les images possédant un point de fuite, peuvent néanmoins nous orienter. J’ajouterais que la « planéité » n’équivaut pas à l’absence d’intensités : les mangas et animés possèdent leurs propres codes et techniques pour faire ressortir certains éléments, scènes ou personnages. Arrière-plans expressifs, cadrages évocateurs, mise en page imbibée de sensibilité (Schodt, 1983, p. 89; Bouissou, 2010, p. 144-149) : tout cela contribue à faire ressortir un sens, à le suggérer sinon à l’imposer, et permet ainsi à un champ de profondeur de se greffer à la surface. Il s'ensuit que les yeux « spectraux », ambigus des personnages ne sont pas pour autant totalement vides, comme l’admet Azuma lui-même : ces yeux peuvent susciter de l’empathie. Leur ambiguïté ne les ferme pas totalement, car ils sont portés par leur contexte : pour peu que le lecteur-spectateur prenne l’initiative de s’y plonger, ces regards peuvent l'envelopper.

Il me semble, en effet, que les affirmations d’Azuma s’appliquent mieux à l’œuvre de Murakami, qui exploite sciemment les ambiguités et problématiques latentes de la culture populaire japonaise, qu'aux mangas et animés eux-mêmes. En effet, chez Murakami, les yeux sont volontairement quasi vides de sens, car ils sont retirés de tout contexte et constituent un motif, un signifiant dont la relation avec son signifié a été brouillée. Par exemple, chez Murakami, les yeux peuvent se trouver multipliés jusqu’à l’excès, jusqu’au grotesque (The Castle of Tin Tin, 1998), parfois même jusqu'à l'abstrait (Superflat Jellyfish Eyes 1 & 2, 2005), tout comme son personnage fétiche, DOB, dont les clones et les déformations pullulent. Il n'y a plus de personnage ni de regard, uniquement des formes qui évoquent une réalité fictive tout en s'en détachant.

De plus, ce sont la répétition et la sérialisation qui contribuent aussi à empêcher l’envoûtement par le regard chez Murakami : lorsque notre attention est attirée par le fait que l’objet de notre fascination est loin d’être unique, il est certainement plus difficile de se laisser séduire ou fasciné (mais pas impossible, comme nous le verrons plus loin). Lorsque nous sommes face à une série d’yeux ambigus, il est difficile de se laisser croire qu’il existe un personnage bien défini, une âme unique derrière ces pupilles. Comme l'écrit Bertrand Gervais, la figure ne peut exister que lorsqu'elle est appropriée par le lecteur ou, le cas échéant, par le spectateur : son l'existence nécessite que le sujet s'ouvre à elle, entre en relation avec elle (2007, p. 34-35). Ici, la relation est compromise, et l'envoûtement aussi.

Il est donc nécessaire de distinguer l'œuvre de Murakami de la culture otaku dont elle s'inspire. En effet, il faut garder à l’esprit que, dans le cas des mangas et des animés, le lecteur-spectateur croise ces regards dans le cadre de récits bien spécifiques, à l'intérieur d'univers qui ont été développés et mis au point en détail. Si les yeux de Murakami sont décontextualisés au point d'en devenir quasi abstraits, ceux des personnages de séries appartiennent à des êtres fictifs, donc intégrés dans un récit, avec tout ce que cela implique : l'équivalence entre les deux types d'yeux ne peut donc pas se faire directement.

Et pourtant, malgré tout, force est de constater que la multiplication et la sérialisation des yeux chez Murakami sont bien fondées sur un phénomène similaire qui s'opère à l'intérieur de la culture otaku : la multiplication de personnages dont l'apparence finit par importer plus que l'histoire et l'univers diégétique censés les porter. En effet, si les yeux des personnages constituent un chemin vers leurs pensées, leur design conventionnel les sérialise au risque de leur faire perdre leur identité et, donc, leur possibilité d'accéder au stade de figure. Ces mêmes yeux, lorsqu'ils sont associés à d'autres éléments visuels, contribuent également à accroître la portée d'une esthétique encore plus conventionnelle. Cette esthétique, le kawaii et le moé en constituent les exemples principaux, qui problématisent davantage la relation entre l'envoûtement et la culture otaku.

Kawaiietmoé

On peut définir le kawaii comme un style esthétique qui pourrait se traduire par « mignon », « adorable », voire « mièvre », selon les points de vue. Le terme lui-même serait une abréviation du langage courant du mot kawaisa, signifiant « doux » ou « gentil » (Pellitteri, 2010, p. 178). D’un commun accord, la figure emblématique du kawaii serait Hello Kitty, la petite chatte blanche anthropomorphe lancée par Sanrio en 1974 (Allison, 2006, p. 16); les petites créatures de la franchise multimédia Pokémon, l'un des succès internationaux de la culture populaire japonaise qui fit couler le plus d'encre, constituent un exemple plus contemporain. Mais l’adjectif kawaii se voit aussi souvent attribué à des personnages humains ou humanoïdes. Pour Marco Pellitteri (2010, p. 186), la créature kawaii (humaine ou non) se caractérise par des courbes douces, des couleurs pastel et une apparence juvénile, voire infantile. C’est donc en partie le physique qui détermine le degré de kawaii : de grands yeux, toujours, évoquant l’innocence par-dessus tout, et un corps et des vêtements plus enfantins que sexy8. Le comportement y contribue aussi : une bonne humeur quasi perpétuelle, beaucoup de naïveté, une certaine transparence aussi bien dans la joie que dans la tristesse. De ce fait, les personnages kawaii éveillent chez le spectateur l’envie de les protéger et de les cajoler.

La série manga Fruits Basket (1999-2006) de Takaya Natsuki fait figurer plusieurs entités kawaii, particulièrement les personnages de Momiji et Kisa. Le premier, en effet, est un adolescent au physique de gamin et au caractère enjoué et affectueux, de surcroît souvent habillé de manière coquette (dans le chapitre 19 du quatrième tome, il insiste même pour porter au lycée un uniforme de fille, sous prétexte que cela lui va bien), tandis que Kisa est une jolie petite fille d’une grande douceur, qui souffre d’être persécutée par ses camarades de classe; les deux personnages suscitent ainsi l’attendrissement du lecteur, par leur pureté de caractère et leur vulnérabilité physique et/ou psychologique. De même, la petite Shinobu, dans le manga Love Hina (1998-2001) d'Akamatsu Ken, avec son caractère timide et ses larmes faciles, mérite elle aussi cet adjectif (bien qu’elle puisse également mériter celui de moé, comme on le verra). On trouve une illustration particulièrement éloquente du phénomène kawaii dans la série animée Paranoia Agent (2003) de Satoshi Kon. Le récit de cette dernière est trop complexe pour être résumé ici, mais on y trouve une création kawaii qui occupe une place importante dans la série : Maromi, un petit chien en peluche rose, qui, dans le récit, est la dernière coqueluche des Tokyoïtes. Dans le premier épisode de la série, on entend différentes personnes expliquer que le fait d’avoir toute la journée cette peluche sur elles les rassure, les aide à ne plus penser à leurs soucis. En d’autres termes, Maromi est la définition même de l’objet transitionnel défini par Winnicott, un objet dont le but est de soulager « la tension suscitée par la mise en relation de la réalité du dedans et du dehors » en formant une « aire intermédiaire d’expérience, qui n’est pas contestée », donc en se plaçant entre le monde et le sujet (Winnicott, 1975, p. 47).

Il est plus difficile de proposer des exemples concrets de moé. En effet, on pourrait dire qu'il s’agit d’un concept plutôt que d’un style ou d'un genre. Plus exactement, Patrick Galbraith précise que le terme moé se réfère à la réaction suscitée par un personnage plutôt qu'au personnage lui-même. Tout comme le kawaii, il s'agit d'un mot du langage courant, issu du verbe japonais moeru, qui signifie « s’enflammer », mais c’est également l’homonyme d’un verbe signifiant « bourgeonner » (Galbraith 2009); la première et principale acception sous-entendrait qu'une réaction moé chez un lecteur ou un spectateur serait passionnée et trempée d'affect. En effet, dans sa définition la plus générale, le moé consiste en une réaction affective intense (sexuelle ou non) par rapport à un personnage fictif. Cependant, Galbraith reconnaît que certains personnages ou aspects de personnages sont plus susceptibles de susciter une réaction moé. Par ailleurs, dans le langage quotidien, le mot est souvent employé pour qualifier les personnages eux-mêmes. Cela dit, les caractéristiques moé demeurent subjectives et difficiles à énumérer de manière exhaustive. On peut, de ce point de vue, les comparer à des comportements fétichises et, en effet, dans de nombreux cas, les deux termes semblent se confondre. Néanmoins, nous verrons que le moé demeure une forme particulière de fétichisme, de surcroît bien ancrée dans la culture otaku et dans le processus de consommation de cette dernière.

Pour certains, les personnages moé sont des personnages exclusivement féminins, au physique enfantin (ou au seuil de la puberté, « bourgeonnants », donc), créés pour maintenir un équilibre entre la pureté et la suggestion sexuelle; ce type de moé serait conçu pour inciter le lecteur-spectateur masculin à simultanément désirer et vouloir protéger la fille sur la page ou à l’écran (ibid.; Thompson, 2009). Cela constitue sans doute la définition du moé la plus répandue dans l'imaginaire de la culture otaku. Il faut d'ailleurs noter que les caractéristiques de ce type de moé sont assez proches du kawaii : juvénilité, fragilité et douceur (bien que parfois masquée) sont présentes dans les deux cas. Les deux esthétiques ne sont certes pas identiques : les réactions dites moé sont potentiellement, même souvent, teintées de désir sexuel, et sont à la fois plus intenses et plus complexes. Comme le démontre Galbraith, le moé est fondé sur le désir du potentiel virtuel, désir d'un personnage que l'on reconnaît comme bi-dimensionnel, donc irréel (Galbraith, 2009); il s'agit donc d'une réaction qui apparaît comme plus compliquée et auto-réflexive que le kawaii, qui consiste à se rassurer par le biais d'objets mignons. Cependant, kawaii et moé demeurent historiquement et esthétiquement liés, comme si le dernier était une complexification du premier.

En tant que courant esthétique, le kawaii, comme le montre Sharon Kinsella (1995), s'est manifesté bien au-delà des mangas et des animés dans les années 1980, touchant des aspects de la vie quotidienne tels que la nourriture, les vêtements et même les canons de la beauté humaine. Ainsi, s'il demeure vrai que le kawaii est toujours très présent dans les mangas et les animés et qu'il continue de jouer un rôle dans l'attrait de ces derniers, cette esthétique a toujours été plus générale que la culture otaku; d'une manière similaire, le moé, bien qu'il puise son origine dans les mangas, les animés et les jeux vidéo, devient lui aussi plus répandu, comme nous le verrons plus loin. S'il est vrai que les deux esthétiques divergent quant au genre de réaction recherché, elles se recoupent néanmoins sur plusieurs points; de ce fait, on peut constater qu'un glissement peut s'opérer de l'un à l'autre et qu'au final, la différence est déterminée par le spectateur. En effet, étant donné que le moé demeure avant tout subjectif, un personnage kawaii peut facilement être détourné, ce qui complique la tâche de cerner le moé en tant que genre. De fait, certaines séries, telles que Love Hina ou encore Sailor Moon de Takeuchi Naoko (1991-1997), peuvent être qualifiées de moé avant l'heure, car elles mettent en scène des personnages correspondant aux critères mentionnés plus haut, mais sont parues bien avant que le terme ne soit entré dans le lexique courant. Quant aux œuvres contemporaines, il existe certes des séries qui semblent expressément créées pour susciter une réaction moé, telles que le manga K-On! (2001-2010) de Kakifly, qui se caractérise par une absence relative de contexte narratif, ce qui permet de mettre encore plus en valeur ses jeunes héroïnes. On trouve également des séries possédant des intrigues plus complexes et des thèmes plus profonds, mais dont les protagonistes deviennent l'objet de réactions moé malgré tout, telles que Gunslinger Girl (2002-2011) de Aida Yu. On voit donc que le moé s'insère dans le mainstream de manière parfois insidieuse, sans que l'on puisse clairement déclarer que telle série est totalement moé et que telle autre ne l'est pas du tout.

Ainsi, même en s'en tenant à la définition limitée du moé comme l'amour des jeunes filles fragiles, la délimitation du phénomène demeure difficile. Mais contrairement à l'opinion populaire, le moé ne se limite pas à ce phénomène précis de fétichisme lolitesque. Pour commencer, Galbraith montre bien que les femmes peuvent éprouver des réactions moé pour des personnages masculins. Souvent, ces réactions naissent autour de personnages d'œuvres yaoi, mettant en scène des jeunes hommes androgynes dans des situations homosexuelles. Ici, les personnages sont classés par genre : cruel, passif, narcissique, etc., et c'est de la dynamique entre les personnages que surgit le moé (Galbraith, 2009). Cette idée de classification nous ramène à Azuma, pour qui le moé est en réalité issu d'un système qui consiste en ce qu’il appelle des « éléments d'attraction ». En effet, Azuma se penche sur la culture otaku et y voit une manifestation extrême de la postmodernité japonaise9. Selon l'auteur, ce ne sont pas uniquement les grands récits qui se sont effondrés lors de la postmodernité, mais aussi les personnages. Plus exactement, les otakus ne se passionneraient plus pour les récits en images, mais plutôt pour les personnages; cependant, ils n’apprécient pas ces derniers dans leur intégralité, mais les décomposent plutôt en éléments-attracteurs, dans lesquels Azuma semble situer le vrai moteur du moé (2008, p. 62-80). Ces éléments peuvent être de natures très différentes : il peut s’agir d’accessoires (des oreilles de chat, des lunettes) tout comme de types de personnalités (par exemple la tsundere, personnage féminin qui commence par être très agressive avant de faire preuve de douceur). On retrouve ici le lien avec le fétichisme, bien qu'il faille rappeler que le moé n'est pas foncièrement et uniquement sexuel, mais fortement relié à l'affect et aux émotions. Cependant, malgré la dimension très personnelle de cette relation particulière aux personnages, il faut garder à l'esprit que les éléments relèvent en grande partie de codes et de conventions collectives, et non pas intimes. Ces éléments constituent ainsi une « base de données », pour reprendre le terme d’Azuma, un réservoir d’images collectif dans lequel piochent aussi bien les créateurs que les consommateurs.

Le phénomène moé et ses particularités sont illustrés dans la série manga Genshiken de Shimoku Kio. Cette série tourne autour d’un groupe d’otakus étudiants, qui ont formé une association, le Genshiken (la Société pour l’étude de la culture visuelle moderne). Leur obsession des mangas, des animés et des jeux vidéo (obsession qu’ils assument complètement) les empêche pour la plupart d’avoir une vie sociale et romantique normale. Dans une scène du premier tome (p. 88), on les voit se livrer précisément au type de déconstruction qu’Azuma décrit. Un personnage assemble une figurine de jeune fille et l’analyse par rapport aux normes et critères qu'il reconnaît en tant qu'otaku : il la met dans la catégorie des filles accessibles et ordinaires (la « fille d'à côté »), tout en reconnaissant qu'elle possède aussi des attributs du type « petite sœur ». On voit, dans cette méta-analyse des mangas et des animés, comment les personnages fictifs sont classés par types, et que ces catégories sont entre autres déterminées par les accessoires et les éléments de personnalité. Cela dit, si ce passage se concentre plus sur les aspects physiques et sexuellement suggestifs du personnage, plusieurs autres scènes s’attardent sur l’importance de la réaction émotive et affective qu’un bon personnage moé doit susciter.

Le kawaii et le moé sont donc, au bout du compte, deux courants assez différents, mais qui posent le même problème par rapport à l’envoûtement : tous deux sont créés expressément pour attirer le lecteur/spectateur et pour susciter des réactions bien précises. De ce fait, les personnages relevant de l'une ou de l'autre de ces esthétiques peuvent être à juste titre considérés comme de purs produits commerciaux, même lorsqu'ils font à l'origine partie d'un univers narratif. En effet, rien de plus facile que de séparer un personnage de son univers et de le monnayer en le déclinant en posters, cartes, jeux, figurines et autres dérivés, tous plus profitables les uns que les autres, particulièrement lorsque le personnage possède des traits que l'on peut identifier et catégoriser aisément. Libéré du carcan que constitue le récit, le personnage est libre de prendre de multiples formes, de changer d'accessoires, de poses, d'attitudes, donc d'être consommé et re-consommé à souhait. D'ailleurs, le moé semble à présent se retrouver bien au-delà de la culture otaku : des sociétés d'électronique (tel Sony), d’alimentation, et même le métro de Tokyo se sont mis à afficher des mascottes moé (dans le sens le plus répandu du terme), tout comme le kawaii s'était inséré dans différents domaines dans les années 1980; seulement, au lieu de petits animaux mignons, ce sont des jeunes filles typées (ou des garçons, dans le cas d'une ligne de métro en particulier) qui sont représentés10. On voit donc que le moé fait bel et bien partie de la culture populaire de masse et ne concerne pas seulement un groupe minoritaire d'otakus. On pourrait argumenter que des réactions moé ont toujours existé chez les otakus, mais la naissance de ce terme et sa prolifération ont cimenté ses codifications et accéléré la production d'images correspondant à l'esthétique reliée à ces réactions, la menant au-delà de sa sphère d'origine. Cependant, au sein de la culture otaku, la déclinaison n'est pas exclusivement contrôlée par les créateurs : les lecteurs et spectateurs se mettent à créer leurs propres dérivés, principalement sous forme de mangas amateurs (doujinshi). Si les éléments d'attraction sont initialement dictés par les créateurs, ils sont repris par les fans, qui peuvent de cette manière influencer et faire connaître l'évolution de la base de données, où les créateurs peuvent puiser leur inspiration future. Ainsi, le moé est né de la culture de consommation otaku et la nourrit en retour.

Pour en revenir à la question de l'envoûtement, on continue de constater que plusieurs éléments semblent jouer contre la possibilité d’un processus s’approchant dans ces circonstances de l’envoûtement. Pour commencer, la dimension collective de ces phénomènes pose problème, tout comme elle posait problème dans le cas plus général du regard dans les mangas et les animés : si tout le monde se sent attiré par le kawaii, si les éléments-attracteurs du moé sont identifiables par tous (même si chaque individu a son moé de prédilection), peut-il y avoir une place pour l’envoûtement dans un tel phénomène de masse? Peut-on ressentir une relation intime avec le petit chien Maromi, si « rassurant » soit-il, alors qu’il est littéralement partout, qu’il n’y a clairement rien d’unique ou de sacré dans la petite peluche que chacun garde dans sa poche ou sous son oreiller? De même, on sent que l’attitude des membres du Genshiken envers les personnages de mangas et d’animés relève bien plus de celle du critique que du contemplateur : ils ne contemplent pas des figures, ils collectionnent des figurines, qu’ils savent appartenir à une série, à une « base de données ». Le simple fait de pouvoir clairement analyser le kawaii et le moé en termes d’éléments d'attraction bien définissables rend difficile la possibilité d’une fascination réelle. L'envoûtement n'est pas déconstructible.

De plus, le kawaii et le moé sont tous deux des manières de contourner l’essentiel ou plutôt de s’en détourner. Dans le cas du kawaii, cela est bien illustré dans Paranoia Agent, où le personnage a pour but de rassurer les gens, de chasser leurs idées noires et leurs angoisses : c’est essentiellement un outil de déresponsabilisation, thème clé de la série (voir Pellitteri, 2010, p. 190-197). Il n’est d’ailleurs pas étonnant qu’un style fondé sur d’éternels sourires et sur l’innocence perpétuelle contribue à occulter tout ce qui menace le pur bonheur. On voit bien, d'après cela, pourquoi le kawaii s'accorde si bien avec les habitudes consuméristes : on achète, pour se sentir mieux, des objets mignons qui nous rassureront. Quant aux éléments-attracteurs du moé, on peut dire qu’ils agissent comme d’éternels fétiches, en ce qu’ils permettent de détourner le regard de l’essence de la femme (ou de l’homme). Les otakus du Genshiken s’excitent, s’enflamment (aussi bien sexuellement qu’affectivement) pour des personnages, mais uniquement par le truchement d’éléments-attracteurs qu’ils reconnaissent, dont ils connaissent l’effet sur leur état : en d’autres termes, il s’agit (parfois littéralement) d’une masturbation, c’est-à-dire d’un plaisir contrôlé, sans risque, du parcours d’une base de données que l’on connaît par cœur. Azuma souligne d'ailleurs le paradoxe : « La particularité [du comportement otaku] est que le consommateur, tout en laissant libre cours à son attirance envers un personnage, opère également une déconstruction objective et distanciée de l'objet de son attachement en éléments d'attraction » (2008, p. 86). Tout le contraire, donc, de l’envoûtement, qui implique de s’offrir à la figure, de se laisser aspirer par elle en se sachant vulnérable, de « se perdre dans [sa] contemplation » (Gervais, 2007, p. 68). Les personnages kawaii et moé, au contraire, sont des stabilisateurs, bel et bien des figurines (ou des peluches).

Cet aspect problématique du moé et kawaii est illustré dans la série animée Ouran High School Host Club (adaptée du manga de Hatori Bisco, commencée en 2003). Il s’agit d’une comédie qui parodie au plus au point le moé, plus précisément le moé que recherchent les jeunes filles. La série se déroule dans un lycée haut-de-gamme, où un groupe de jeunes garçons a fondé un « host club », c’est-à-dire un salon élégant où ils divertissent et font rêver les jeunes filles (contre rémunération, bien entendu). Dans le premier épisode, la protagoniste, Haruhi, se fait expliquer que chaque garçon correspond à un type de moé bien précis : l'intellectuel froid, le petit garçon kawaii, le viril sauvage, le prince charmant, etc. Cette scène constitue par ailleurs un bon exemple de la manière dont le moé se trouve encore davantage codifié lors du processus d'adaptation. En effet, dans la scène équivalente du manga, les types ne sont pas de prime abord aussi explicitement nommés; de plus, l'animé accentue encore cette codification, en soulignant la désignation des personnages par des effets sonores et visuels adaptés à leur stéréotype (des roses pastel pour le lolita masculin, un bleu froid pour l'intellectuel, etc.). Ainsi, bien que les mangas et les animés contribuent tous deux au kawaii et au moé, le processus d'adaptation, dans un sens ou dans l'autre, souligne les deux esthétiques et les met encore davantage en valeur. Plus tard, dans le quatrième épisode, une cliente otaku, amateure de moé, remarque qu’il manque certains éléments attracteurs aux personnages et décide de les modifier. Tout cela est observé du point de vue de Haruhi, jeune fille pragmatique que toutes ces subtilités laissent de glace. Cette série montre ainsi par la dérision l’envers du moé et souligne par la parodie l’artifice et l’aspect conventionnel du soi-disant charme. Les jeunes filles qui se pâment devant les jeunes garçons sont implicitement et gentiment ridiculisées, car elles sont clairement manipulées par leurs hôtes, dont la plupart font leur travail de séduction avec un certain cynisme et se divertissent du subterfuge. L'envoûtement est donc factice.

La figure élusive

Malgré tout, la dimension collective du kawaii et du moé, si on la considère d'une autre manière, ne conduit pas irrévocablement à rendre l’envoûtement impossible. Il est vrai que la figure doit être investie de sens par chacun, qu’elle envoûte l’individu au cours d’un échange exclusif et chaque fois différent; mais il est également vrai que la figure peut finir par exister non pas pour le seul contemplateur, mais comme présence qui relève de l’imaginaire collectif. La figure n’est certes pas un archétype constant, un point de repère totalement fixe : elle évolue, elle se modifie. Néanmoins, elle continue d’exercer une influence sur l’imaginaire, entretenant des rapports avec la multitude. Foule et figure ne sont pas foncièrement incompatibles.

Ainsi, qu’en est-il donc de ces « peluches et figurines » que nous venons d'examiner? Leur attrait calculé et massif peut-il être considéré comme autre chose que du commercialisme? On peut avancer que, si les figurines isolées peuvent difficilement engendrer l’envoûtement, c'est parce que celui-ci se situe à un autre niveau. Les otakus, nous l’avons vu, se passionnent pour un personnage en particulier, mais en considérant ce dernier comme essentiellement une combinaison d’éléments également présents chez d’autres personnages. Mais la figure, si figure il y a, ne se situe pas au niveau du personnage, mais plutôt de la modulation, c’est-à-dire de la série et du lien entre les séries. En effet, il faut reconnaître le rôle que joue la modulation des personnages, c’est-à-dire la permutation des éléments attracteurs, cette foule limitée mais efficace de détails qui distinguent un personnage d’un autre : ces effets contribuent à augmenter l’empathie et à renforcer l’illusion d’une relation unique avec le personnage (Lamarre, 2009, p. 314). Par ailleurs, Marc Steinberg, dans un article sur l’œuvre de Murakami, rappelle les propos de Jean Baudrillard pour qui, à l’heure du capitalisme de l’information, ce ne sont plus les liens à l’intérieur des séries qui importent, mais les liens entre les différentes séries. Steinberg rappelle également la distinction qu’effectue Deleuze entre les séries discrètes et statiques et les séries continues et dynamiques (Steinberg, 2003, p. 96). Dans le cas des personnages kawaii et moé, nous nous situons dans une logique de série dynamique, elle-même constituée par la mosaïque de personnages relevant des différents récits et supports médiatiques : en effet, la base de données des éléments d'attraction, malgré sa fonction de régie des conventions, se modifie en fonction des nouveaux personnages et éléments que ceux-ci présentent, nouveautés qui naissent des goûts changeants des otakus et des efforts des créateurs pour maintenir leur chiffre d'affaire (Azuma, 2008, p. 85). Dans cette perspective, on peut donc dire que nous sommes dans une logique fondée sur la modulation plutôt que sur le simple assemblage et désassemblage. La différence se situe au plan de l’évolution et des possibilités illimitées qui s'offrent ainsi au lecteur/spectateur/consommateur.

Cela signifie que les figurines moé sont en fait considérées comme des représentants de la méta-figurine qui les surplombe, c’est-à-dire la base de données elle-même. Il est vrai que cette expression froide, « base de données », nous transmet erronément une impression de mécanisme, voire de déterminisme. Pourtant, on peut également penser la base de données comme figure. Imaginons un personnage qui possèderait tous les éléments-attracteurs des figurines moé ou toutes les propriétés réconfortantes des peluches kawaii, un personnage impossible, donc. Or, c’est au niveau de ce méta-personnage que peut se dérouler l’envoûtement. En fétichisant des éléments, en s’enflammant pour des figurines, les otakus ne font que s’accrocher à des bribes d’une figure élusive qu’ils ne pourront jamais contempler dans sa totalité. Ce n’est qu’en suivant le fil de toutes les modulations qu’ils peuvent arriver à deviner la série dynamique, la figure qui oriente leur imaginaire collectif sans jamais se dévoiler entièrement. Les figurines ne seraient donc qu’une métonymie très incomplète.

Ainsi, l’envoûtement, dans le cas des mangas et des animés, prend la forme d’une quête : la quête des otakus pour poursuivre l’inatteignable figure à travers ses innombrables pseudo-incarnations. La figure prend ainsi la forme d’une machine deleuzienne qui oriente les comportements et les pensées, enveloppe les individus et les invite non pas à se laisser emporter, mais à manipuler la base de données, à interagir avec elle, à chercher leurs personnages. Le lecteur-spectateur est conscient du commercialisme, des éléments-attracteurs interchangeables : à ce niveau-là, il est maître de lui-même et de la situation. Mais il continue à chercher quelque chose au-delà de ces considérations concrètes : à l’intérieur de l’otaku qui analyse nonchalamment les éléments-attracteurs de la figurine, il y a aussi l’individu qui recherche le sens créé par les réseaux des séries, qui cherche à reconstituer l’imaginaire latent par ses figures. En d’autres termes, il cherche à se créer, à partir de la base de données, ce que l’on peut appeler une mythologie ludique. Et comme la figure se dérobe éternellement, il continue et se laisse prendre au jeu. L’envoûtement, dans ce cas-ci, se situe dans le flux d’une expérience dans laquelle on se perd, à la manière dont on se perd dans ses pensées, dans un récit, un tableau ou une symphonie.

Et c’est ainsi que, pour conclure, j'en reviens aux yeux. Le plaisir de contempler ces personnages, ce n’est pas de les regarder droit dans les yeux, mais justement de chercher leur regard. Je terminerai donc sur un dernier exemple : Chii, protagoniste de la série manga Chobits de CLAMP, qui se fait souvent qualifier de kawaii, mais qui, de par son innocence, son ignorance du monde et la maladresse qui en découle ainsi que par les nombreuses positions et vêtements suggestifs qu'on lui attribue, est décidément moé11. Chii se trouve être un ordinateur anthropomorphe, et non un être humain, et toute la série tourne autour d’une question désormais classique en science-fiction : a-t-il une âme, peut-il aimer, et sinon, a-t-il le droit d’être aimé malgré tout? La question trouve sa réponse notamment par le regard. Lorsque Chii regarde son propriétaire (et, par projection, le lecteur) avec une expression intense, on peut bien croire qu’il ressent quelque chose. Mais par moments, son regard se brouille et il ne semble plus regarder ni voir qui que ce soit; c'est dans ces moments-là, les moments où il nous fuit, que l’on se met à croire à sa vie intérieure. C’est en se dérobant que l’androïde devient humain, et c’est de la même manière que la figurine devient figure.

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Notes de bas de page numériques:

1  Dans son premier sens, le terme otaku désigne des fans de mangas, d’animés et de jeux vidéo dont l’intérêt est poussé jusqu’à l’obsession et au dysfonctionnement social. Cependant, on peut considérer que la culture otaku, c'est-à-dire celle véhiculée par les mangas, les animés, les jeux vidéo et leurs produits dérivés, est également consommée par des fans plus modérés.

2  Les noms japonais sont inscrits dans l'ordre japonais, avec le patronyme en première position.

3  Dessinateur et auteur de mangas.

4  Également orthographiés shōnen et shōjo, ces deux termes désignent des genres populaires de mangas, respectivement destinés aux garçons et filles adolescents.

5 5 Dans le présent article, les dates de parution des mangas se réfèrent à la première publication dans des périodiques japonais.

6  Certes, les deux supports (manga et animé) ne sont pas équivalents, chacun disposant de son propre arsenal de techniques et d’outils, par exemple la mise en page expressive pour le manga, le son et le mouvement pour l’animé. De plus, dans les cas très fréquents où un manga est adapté en animé (et vice versa), il est certain que le processus d’adaptation affecte la manière dont le contenu est livré, même lorsque les faits narratifs sont fidèlement relatés. Les nuances qui s’ensuivent seront explorées plus en détail lorsque seront abordés le kawaii et le moé. Néanmoins, on constate une certaine continuité esthétique d'une version à l'autre, notamment en ce qui concerne les représentations des yeux, même si, comme il est mentionné dans le texte, de légères différences peuvent s'incruster.

7  Il faut cependant être conscient qu’une certaine influence des mangas sur les bandes dessinées européennes et américaines semble se manifester depuis quelques années déjà, notamment en ce qui concerne la fragmentation et la tabularité des pages ou encore des éléments stylistiques : voir par exemple (Cools, 2011) la série Scott Pilgrim de Bryan Lee O'Malley (2004-2010) ou les albums de Spirou et Fantasio réalisés par Morvan et Manuera (2004-2008). Ainsi, les particularités comparatives du manga tendraient à s’effacer au fil du temps. Néanmoins, ce sont très vraisemblablement ces particularités, qui se ressentaient nettement dans la première vague de mangas traduits, qui contribuèrent au succès des mangas dans les pays occidentaux au début des années 2000.

8  La coexistence du juvénile et du désirable existe certes dans la culture otaku, ce qui soulève nombre de controverses qui dépassent le cadre de cet article. Voir à ce sujet Galbraith (2011).

9  Ses observations ne se limitent pas exclusivement aux otakus : on peut en effet considérer que ces derniers se comportent comme tout fan en général, simplement à un degré plus extrême.

10  Voir : http://www.animenewsnetwork.com/interest/2011-12-22/kyoto-subway-creates-moe-character-to-boost-ridership, http://www.animenewsnetwork.com/interest/2011-05-23/udon-noodles-with-moe-fighting-girl-packaging-sold, http://www.animenewsnetwork.com/interest/2011-07-07/sony-daiwa-turn-home-electronics-in-moe-characters, http://www.animenewsnetwork.com/news/2009-03-02/tokyo-chuo-train-line-made-into-moe-boy-characters.

11  À noter que Chobits est une série complexe qui ne se résume pas uniquement à du moé. On peut même y lire une méta-critique de ce dernier. Néanmoins, comme pour toute œuvre potentiellement subversive, il est possible d'ignorer le commentaire latent et de se contenter de s'émouvoir devant la jolie et pure androïde.