Pinget pas mort
Roger-Michel Allemand

COMPTE RENDU DE :
Eugénia Leal, La Mise à mort du récit dans l’œuvre romanesque de Robert Pinget ? Analyse des procédés narratifs pingétiens, Peter Lang, 2009
ET DE :
Martin Mégevandet et Nathalie Piégay-Gros (dir.), Robert Pinget : matériau, marges, écriture, Presses Universitaires de Vincennes, 2011.

« Ah, voilà un grand écrivain ! Un des Nouveaux Romanciers les plus intéressants et les plus originaux, […] un véritable précurseur » (Allemand, 2002, p. 331, n. 35). C’est en ces termes appuyés qu’Alain Robbe-Grillet saluait la mémoire de Robert Pinget. Et il avait raison. Dans ses éloges, il regrettait invariablement que « l’œuvre de Pinget reste à peu près inconnue, non seulement du grand public, mais aussi des lecteurs cultivés et, même, des étudiants de Lettres, alors que ses romans fournissent de très bons objets didactiques » (ibid.) — il avait lui-même fait cours sur Passacaille aux États-Unis. La programmation universitaire actuelle, en France, ne l’a guère démenti, tant il est vrai qu’à proposer d’inscrire tel livre de Pinget en Licence, on se heurte encore souvent à deux préjugés : « L’Inquisitoire ? Trop difficile. Un des carnets de Monsieur Songe ? Si vous pensez que cela peut les amuser… ».

Amusant, Pinget l’était, indéniablement. Plein d’humour, il invitait à retrousser les narines, à muser dans les prés, à lever le nez au ciel. Il était attachant aussi. Sensible, et presque tendre. Je me souviens ainsi de lui lors de notre rencontre, à l’occasion du colloque international de Tours, l’été 1997 (voir Liéber et Renouard, 2000), quelques semaines, hélas, avant sa mort. Je me rappelle la chaleur de sa poignée de main après ma communication (Allemand, 2000a). Le pétillement de son regard. Les cigarettes que nous avons grillées, dans un joyeux silence, à peine entrecoupé des vagues bribes d’une conversation discontinue. Son adresse griffonnée sur un formulaire de remise de chèque — je l’ai toujours. Sa silhouette sous son pépin ; notre cheminement de mots à l’abri des baleines, sur sa littérature, en vieux amis qui viennent de se reconnaître. Sitôt trouvés, sitôt éloignés. Jamais perdus. Je lui ai écrit ; il m’a fait répondre, de son lit d’hôpital, par Claude Chaillet, son compagnon. La lettre aussi, je l’ai toujours. Taches d’encre (Pinget, 1997)… À ces souvenirs, me vient le mot de Pagnol sur son courrier d’enfant à Lili des Bellons — sa manière de le parapher d’une « larme d’encre : elle éclata comme un soleil » (Pagnol, 1988, p. 111).

Autant dire que ce n’est pas sans émotion que je constate la postérité de l’écrivain, à travers deux ouvrages qui témoignent, chacun à sa manière, d’une œuvre ô combien vivante.

Des spectres de voix

Le premier est la version remaniée d’une thèse de doctorat « à l’ancienne », pourrait-on dire : un de ces travaux qui ne sont pas l’étape initiale d’une carrière universitaire, mais au contraire l’aboutissement, voire l’accomplissement, d’une recherche de fond, menée de longue haleine, nourrie d’une fréquentation intime des œuvres pendant de nombreuses années. Spécialiste, à l’origine, de la littérature française du XVIIIe siècle — on lui doit notamment des études sur Voltaire, Rousseau, l’Abbé Prévost… — et professeur à l’Universidade Nova de Lisbonne, Eugénia Leal a soutenu cette thèse peu avant de prendre sa retraite. Ce parcours, inhabituel de nos jours, suggère déjà l’originalité, non seulement de la démarche, mais surtout du propos. Le regretté Jean-Claude Liéber, co-directeur de la thèse, ne s’y était pas trompé (voir Leal, 2000).

Après une introduction de haute tenue (p. 1-12), qui formule la problématique, le contexte et les enjeux esthétiques et poétiques, la justification du corpus (Mahu ou le matériau, Le Fiston, Quelqu’un, Passacaille, Cette voix, L’Apocryphe, L’Ennemi et Théo ou le temps neuf), avec une clarté de vues qui n’est pas si fréquente, la première partie du volume (p. 13-60) explore les attitudes narratives respectives du roman réaliste et du « Nouveau Roman », que, malgré ses justes réserves sur la prétendue « école du regard », Pinget fut le seul à ne jamais renier. L’esprit de méthode de ces pages ne le cède en rien à la finesse et à la nuance des analyses dans la comparaison de la tradition romanesque héritée du XIXe siècle, en particulier à partir de l’avant-propos de La Comédie humaine de Balzac (p. 15-41), et des innovations de la rue Bernard-Palissy, sous le signe d’une « esthétique de l’inachèvement » (p. 43-60).

La seconde partie, qui a donné son titre au livre même (« La mise à mort du récit ? »), est plus inattendue cependant, déjà par son volume, puisqu’elle occupe à elle seule les trois quarts de l’ouvrage (p. 61-285). A priori, on pourrait craindre, en effet, que la disproportion ne traduise un déséquilibre conceptuel, voire un relâchement de la tension démonstrative. Loin s’en faut ! Et ce n’est pas le moindre mérite de Leal que de la maintenir ainsi, ou plutôt que d’entretenir sa fugue savante par un jeu très subtil de contrepoints. La référence à Jean-Sébastien Bach, commune à Pinget et à son exégète (passim), n’est certes pas le fruit du hasard. Cette dernière, sans en avoir eu nécessairement l’intention, administre la preuve que l’usage du ternaire et l’habitude, bien française, de la tripartition ne constituent pas l’unique manière de conduire une recherche de qualité. Son étude est subdivisée en deux chapitres. Le premier (p. 63-112) analyse « le statut du narrateur » afin de le redéfinir tel « une voix en quête de discours ». Le second (p. 113-285) poursuit le constat par l’exposé et l’analyse détaillés de la « poétique de l’énonciation pingétienne ».

L’ensemble est adossé à une connaissance, en profondeur, des apports de la linguistique et de la narratologie, y compris dans leurs développements techniques les plus exigeants — Leal n’hésitant pas, au passage, à rectifier quelques antériorités (celle de Gérard Genette sur Pierre van den Heuvel par exemple, p. 103). L’emploi d’outils et de concepts issus de la philosophie — ancienne (Aristote, Descartes) ou récente (Deleuze, Derrida, Foucault) — est tout aussi convaincant. La conclusion (p. 287-291) synthétise, avec rigueur, pédagogie et une autorité de bon aloi, les principales leçons de ce parcours — le tout articulé sur un ton simple, léger, teinté d’humour. L’annexe (p. 293-303) prolonge les perspectives vers les convergences du roman et du théâtre pingétiens, sans chercher à clore cette ouverture supplémentaire par le réseau de sens antérieurement dégagé. La bibliographie, enfin (p. 305-343), témoigne de la maîtrise des discours critiques qui ont précédé cette somme, cohérente de bout en bout.

Le lecteur — spécialiste, chercheur ou étudiant — aura compris que je la lui recommande très chaleureusement.

Des voies de traverse

Le second ouvrage rassemble les Actes du colloque « Robert Pinget contemporain », qui s’est tenu à l’Université Paris Diderot et à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm les 16 et 17 octobre 2009 (http://www.item.ens.fr/index.php?id=484304). L’avant-propos de Martin Mégevand et Nathalie Piégay-Gros (p. 7-11) résume les raisons et les enjeux de la réunion, qui n’étaient pas de dresser un bilan de la critique mais de « donner une impulsion nouvelle à la vie d’une œuvre qui a tant apporté au renouvellement formel de la littérature française » (p. 8). À cette occasion a été ouvert un site consacré à l’écrivain (www.robert-pinget.com), dont le volet « Recherche », pourtant annoncé (p. 8, n. 2), ne semble pas encore opérationnel ou alimenté1.

Après les courts inédits publiés dans Europe (2004), après La Fissure (Pinget, 2009a), après Mahu reparle (Pinget, 2009b), les directeurs du présent recueil en livrent de nouveaux, qui consistent en trois extraits (p. 19-44) d’un roman abandonné en 1969, Psychophonie, dont le manuscrit est conservé à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet (cotes PNG 141-150 ; 288 feuillets dactylographiés) — lesquels extraits sont suivis des fac-similés des quatre états successifs de l’incipit (p. 45-48). Le document, tout à fait passionnant, illustre « la variété et la souplesse formelle des procédés d’écriture » (M. Mégevand, p. 17) et fait bien sûr l’objet d’un commentaire génétique (M. Mégevand et Anne Herschberg Pierrot, « Brûler n’est pas jeter », p. 49-67). L’éclairage fourni justifie la parution de ces apports dans la collection des « Manuscrits modernes », que complète la contribution de Clothilde Roullier sur le fonds de l’écrivain (« Pinget traqué : trouvailles et bizarreries du repérage archivistique », p. 69-77), le bénéfice d’inventaire entérinant l’interpénétration de la fiction et de la réalité biographique.

La suite du volume est plus hétérogène, mais non moins intéressante. Concernant le travail sur les genres, Éric Eigenman s’intéresse au théâtre et à sa plasticité (« Pinget ou le matériau : pour une performance textuelle », p. 81-94) ; Aline Marchand identifie la rêverie au cœur des débuts néo-romanesques (« Une poésie en exil », p. 95-112) ; Cécile Yapaudjian-Labat met au jour les enjeux éthiques de l’écriture courte et fragmentaire (« Pour une éthique de la formule dans les carnets de Robert Pinget », p. 113-126). Y succèdent trois contributions sur la notion de marge : N. Piégay-Gros montre que la dimension sociale recouvre la condition énonciative (« Domesticité et subalternes », p. 129-143) ; Eugénia Leal examine le rapport entre solitude existentielle et fantômes de l’écriture (« La parole et l’humour comme conjuration de la mort chez Pinget », p. 145-155) ; Fabienne Caray distingue dans les motifs de la descendance, les traces d’une transmission chimérique, tant familiale que littéraire (« L’héritage en question ou l’impossible filiation », p. 157-172). La dernière partie du livre entend replacer l’œuvre dans son contexte : Jean-Pierre Martin pose (enfin ?) la question, dérangeante mais pertinente, de l’antisémitisme dans Le Renard et la Boussole et, plus largement, de l’absence de l’Histoire dans les études savantes sur le « Nouveau Roman » (« Un autre Pinget ? », p. 175-187) ; Sjef Houppermans réévalue avec justesse les relations du « Révérend Père » et du « grand Sam » (« Pinget et Beckett senestrorsum », p. 189-198) à l’aune de la figure du neveu (cf. Allemand, 2000b) ; David Ruffel considère l’inscription, en creux, de l’homosexualité, notamment dans L’Inquisitoire (« Pinget Queer », p. 199-220).

Le recueil est clos par deux tables rondes, organisées avec la Maison des écrivains et de la littérature, dont le but était de recueillir les témoignages de lecteurs, d’Emmanuel Moses et de Dominique Noguez (p. 220-227), de Christine Montalbetti et de Claude Rutault (p. 228-232). Le plaisir de la lecture : voilà, sans doute, le point aveugle — ou sourd — de ces Actes, où la dimension jubilatoire, inhérente à la réception des textes pingétiens, n’est guère perceptible.

Alain l’avait dit, reprenant Mahu : « “J’y pense, j’y pense, un livre quelle prétention dans un sens, mais quelle extraordinaire merveille s’il est raté dans les grandes largeurs.” » (Robbe-Grillet, 1963, p. 108), et c’est bien ce ratage-là que célèbrent les travaux ici réunis — mieux : tous les ratages de l’œuvre, et donc toutes ses grandeurs. La critique, en l’occurrence, s’est hissée, fort bellement, à la hauteur de la tâche — et comme de juste : « Une fois de plus tout est à refaire. […] Robert Pinget a encore “gagné”. » (ibid., p. 112).

Références 

Eugénia Leal, La Mise à mort du récit dans l’œuvre romanesque de Robert Pinget ? Analyse des procédés narratifs pingétiens, Berne, Peter Lang, coll. « Publications Universitaires Européennes », 2009, 346 p.

Martin Mégevandet et Nathalie Piégay-Gros (dir.), Robert Pinget : matériau, marges, écriture, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, coll. « Manuscrits modernes », 2011, 236 p.

Bibliographie

Allemand, Roger-Michel. 2000a, « Épurer le langage, se découvrir soi-même », dans Liéber et Renouard, 2000, p. 105-115 ;

—. 2000b, « Le Puer Angelicus dans l’œuvre de Robert Pinget », dans Roman 20-50, n° 30 : “« L’Inquisitoire » (1962) et « Le Libera » (1968) de Robert Pinget”, Dominique Viart (dir.), Lille, Presses universitaires du Septentrion, décembre, p. 129-139.

—. 2002, « Robbe-Grillet à Minuit : editoring et lancement du Nouveau Roman (1955-1963) », dans Travaux de littérature, n° 15 : “L’Écrivain éditeur. 2. XIXe et XXe siècles”, François Bessire (dir.), Boulogne, Adirel, sept. 2002, p. 319-348.

Europe. 2004, « Robert Pinget – Jean Grenier », Nathalie Piégay-Gros (dir.), n° 897-898, janvier-février.

Leal, Eugénia. 2000, « Le Fiston ou les idiosyncrasies d’un épistolier bizarre », dans Liéber et Renouard, 2000, p. 51-57.

Liéber, Jean-Claude, et Madeleine Renouard (dir.). 2000, Le Chantier Robert Pinget, Actes du colloque international de Tours (2-5 juillet 1997), Paris, Jean-Michel Place.

Pagnol, Marcel. 1988, Le Château de ma mère, Paris, Éditions de Fallois.

Pinget, Robert. 1985, Un testament bizarre suivi d’autres pièces, Paris, Minuit ;

—. 1997, Taches d’encre, Paris, Minuit ;

—. † 2009a, La Fissure (roman), précédé de Malicotte-la-Frontière (pièce en un acte), Clothilde Roullier (éd.), Genève, MētisPresses ;

—. † 2009b, Mahu reparle, Martin Mégevand et Nathalie Piégay-Gros (éds), Paris, Éditions des Cendres.

Robbe-Grillet, Alain. 1963, Pour un nouveau roman, Paris, Minuit : « Un roman qui s’invente lui-même » (1954), p. 108-112.

Notes de bas de page numériques:

1 Page « Vie de l’œuvre », consultée le 26 mars 2012.