Colette, les femmes et l'ordre moral
Arnaud Genon

COMPTE RENDU DE :
Stéphanie Michineau, Colette, par-delà le bien et le mal ?, Paris, Mon Petit éditeur, 2011.

Avec Colette par-delà le bien et le mal ?, Stéphanie Michineau signe le troisième volet d’un triptyque critique qu’elle a consacré à l’auteur de Sido. Les deux premiers essais se concentraient tour à tour sur la question générique — autobiographique et autofictionnelle — dans le travail de Colette (L’Autofiction dans l’œuvre de Colette, Publibook, 2008) puis sur une problématique d’ordre thématique, la Construction de l’image maternelle chez Colette de 1922 à 1936 (Édilivre, 2009). Ici, l’auteur « propose une réflexion sur la légitimité des critères moraux sur lesquels reposait » « la réception scandaleuse de la première partie de l’œuvre de Colette » (quatrième de couverture).

Dans sa préface et avant d’interroger l’écriture et la « morale » de Colette, Stéphanie Michineau se penche de manière autoréflexive sur son propre travail et questionne sa démarche critique qui sort des sentiers battus universitaires. Il est vrai que l'on trouve dans cet essai, comme dans les précédents, une volonté délibérée « de contrecarrer une critique trop académique » (p. 19) en cherchant notamment à « agrandir certains aspects du texte suivant les affects ou centres d'intérêt du critique » (p. 18). Une critique où le « je » trouve donc sa place, une critique impressionniste, « créatrice » selon le mot de Serge Doubrovsky dans Pourquoi la nouvelle critique? (1966).

Pour Oscar Wilde, « il n'y a pas de livres moraux ou immoraux. Un livre est bien ou mal écrit. C'est tout.1 » Mais le regard de l'esthète n'était et n'est toujours pas celui de la majorité des lecteurs et des critiques. Il n'est qu'à connaître la fin de la vie du dandy pour s'en persuader. Plus récemment, la réception critique de certains textes de Serge Doubrovsky (Le Livre brisé, 1989, par exemple) ou d'Hervé Guibert (À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie, 1990, notamment) ont démontré que les questions morales sont encore souvent aujourd'hui au cœur de la réception critique. La vie et l’œuvre de Colette en furent une autre des manifestations, elle qui défraya la chronique jusque dans sa mort, puisque l'église catholique lui refusa un enterrement religieux. C'est que, comme le note S. Michineau citant M. Rambach, « d'une certaine manière la valeur morale de l’œuvre était considérée comme une valeur esthétique au même titre que le style ou la composition » (p. 40). Il s'agira donc pour l'essayiste d'étudier les « personnages féminins dans trois romans assez représentatifs en cela : Claudine en ménage (1902) et La Retraite sentimentale (1907) qui en est la suite ; ainsi que La Seconde (1929) » (p. 41) afin de mettre au jour « en quoi la femme [y] est entravée par une société patriarcale pesante » et de défendre l'idée que l’œuvre de Colette « n'a rien de ce caractère obscène que la ligue catholique lui a prêté à tort » (p. 41).

Dans le premier chapitre intitulé « L’enfermement », la critique évoque les figures masculines dans le corpus délimité plus haut. L'homme y est souvent présenté de manière péjorative ; il incarne la médiocrité, la superficialité ; il est parfois brutal et dominateur, souvent vil et pervers : « L'homme n'est plus présenté comme un dieu étant donné qu'il tombe de son piédestal. » Il en est ainsi de Farou dans La Retraite sentimentale ou de Renaud dans Claudine en ménage. Par corollaire, « les personnages féminins ne sont plus prêts à faire don de leur existence à l'homme en échange d'une sécurité matérielle et illusoire » (p. 56). Les relations homme-femme sont par conséquence souvent conflictuelles, à l'image de ce qui se joue dans La Seconde, où « deux clans s'opposent, celui des hommes et celui des femmes » (p. 66).

Par ailleurs, Colette se livre à une véritable critique de « l'hypocrisie sociale » et du « poids des conventions qui pèsent sur les femmes au début du XXe siècle » (p. 70). Elle s'affirme ainsi, à son insu, comme un auteur féministe alors même qu'elle récusait cette dénomination. Mais traiter des questions de la dépendance financière, de la peur de la solitude, faire émerger l'idée que la société du XXe siècle est « une société régie par des conventions rigides » (p. 82), parler de servitude (même volontaire) et de dépendance révèle que les préoccupations de Colette sont bien celles d'une femme qui interroge la place des femmes dans le monde qui est le sien pour mieux mettre à jour ses travers et ses dérives. Fanny, Jane ou Claudine en sont à de nombreuses reprises la juste illustration.

Dans « Vers la libération », le deuxième chapitre, S. Michineau s’intéresse aux figures féminines qui se révoltent « contre l’amour qu’elles ressentent pour un être qui en est indigne » (p. 96) et se trouvent par là confrontées au dilemme cornélien « entre amour et liberté » (p. 96). Fanny, dans La Seconde, cherchera ainsi à échapper à sa condition de femme servile — même si elle ne va pas au bout de sa révolte — alors que Jane, sa rivale puis alliée, « représente une femme à demi-émancipée » (p. 100).

Claudine, dans Claudine en ménage, se rebelle aussi lorsqu’elle découvre l’infidélité de son époux, Renaud. Mais ici encore, la fin du roman sonne le glas de toute possibilité d’émancipation et offre un retour à l’ordre moral quand Claudine pardonne à son mari. C’est dans La Retraite sentimentale que la critique nous invite à trouver un « hymne à la libération, à la liberté retrouvée » (p. 111). Claudine devient veuve à la fin du roman et « c’est bien là encore la seule manière pour une femme d’échapper à l’oppression sociale, semble nous dire en filigrane l’auteure. Colette, encore une fois, se révèle maîtresse dans l’art de déjouer la censure de l’époque », conclut S. Michineau.

Enfin, dans le chapitre trois, « Entre le licite et l’illicite », la critique aborde les questions liées à l’homosexualité féminine, qui laisse place à « une véritable esthétique du désir » (p. 128). Cette thématique est récurrente dans l’œuvre de Colette, qui reflète en cela la libération des mœurs qui eut lieu pendant la période des Années folles. Pour l’écrivain, le saphisme n’est en aucun cas une perversion érotique : elle le « conçoit plutôt comme le rapprochement de deux femmes qui cherchent consolation et tendresse à l’écart d’un être souvent brutal, en tout cas trop différent d’elle, l’homme » (p. 137). Colette a su aussi peindre le désir, contrairement au reproche qui lui a été fait selon lequel elle aurait limité « son champ d’observation à un domaine restrictif de l’amour : l’amour physique » (p. 152). C’est notamment par « l’art de la métaphore » et « l’art du silence » que sont traités les thèmes de la sensualité et de la volupté.

Une fois encore, Stéphanie Michineau éclaire de manière très juste l’œuvre de Colette. Toujours avec empathie, de manière rigoureuse mais accessible, l’essayiste reste fidèle au travail de celle qui l’a manifestement marquée. Car les questions que soulève Colette sont bien sûr celles de son temps mais aussi celles du nôtre, ce qui constitue la marque des grands écrivains : « L’écrivaine de la première moitié du XXe siècle qu’est Colette apparaît de ce point de vue résolument moderne par les interrogations que soulèvent ces héroïnes, toujours d’actualité d’ailleurs… peut-être parce que profondément humaines » (p. 166).

Référence : Stéphanie Michineau, Colette, par-delà le bien et le mal ?, Paris, Mon Petit éditeur, 2011, 188 p.

Notes de bas de page numériques:

1  Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray, Paris, Pocket, 1998, p. 19.