Des curiosités épistolaires
Christian Vandendorpe
COMPTE RENDU DE :
Benoît Melançon, Écrire au pape et au Père Noël. Cabinet de curiosités épistolaires, Del Busso Éditeur, Montréal, 2011.
L’épistolaire est pour Benoît Melançon à la fois la spécialité et un violon d’Ingres. Son livre Diderot épistolier (1996) lui a valu ses lettres de créance au cénacle des dix-huitiémistes, tandis que son essai Sevigne@internet, publié la même année, analysait finement les nouveaux modes épistolaires en s’appuyant sur le recul que lui donne sa fréquentation des classiques.
Si le titre de son dernier ouvrage peut intriguer, le sous-titre en décrit très bien le contenu : il s’agit d’un « cabinet de curiosités épistolaires », soit une collection de faits divers sur les multiples incarnations que peut prendre la correspondance, recueillis et classés au fil des ans. La plupart de ces textes ont initialement été publiés sous la forme d’une chronique dans la revue Épistolaire.
À défaut d’offrir des copies de lettres adressées au pape comme le titre pourrait le laisser croire, le texte en incipit présente des recommandations sur la façon de s’adresser à cet « adlocutaire particulièrement vénéré » (p. 9). De même, on ne trouvera ici nulle lettre au Père Noël, mais un survol destiné à un large public de divers aspects de cette pratique.
Parmi la vingtaine d’articulets, il en est sur le temps qu’ont mis certaines lettres pour parvenir à leur destinataire, sur la fameuse bouteille à la mer et ses modernes avatars, sur les pigeons voyageurs, et les divers romans, nouvelles ou essais dans lesquels ces procédés sont évoqués. Un des chapitres les plus étoffés porte sur les procédés de communication dans les albums Tintin. En tintinologue averti, Melançon recense les divers albums où il est question de lettres, de télégrammes ou de billets, tout en soulignant qu’on ne trouve nulle part trace de carte postale, ce qui est une absence pour le moins curieuse chez un artiste visuel.
Un article portant sur l’odeur de la lettre évoque diverses mentions de lettres parfumées, que ce soit chez Barbey d’Aurevilly, Saint-Denys Garneau, Montherlant, Dorgelès, Ponson du Terail ou Flaubert. Un des cas les plus remarquables, toutefois, a échappé à l’érudition de notre auteur: celui du Parfum de la dame en noir de Gaston Leroux, où la lettre parfumée est une composante clé du récit.
D’autres textes portent sur la place de la lettre dans la chanson, sur le pourriel, les chaînes de lettres, les lettres d’outre-tombe, etc. L’ouvrage est entrelardé de citations judicieusement choisies et se termine par quelques pages sur l’imaginaire épistolaire.
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Intrigué par les questions que pose ce dernier texte, j’ai voulu interroger Ngram Viewer. Cet outil que Google a mis à la disposition du public depuis décembre 2010 permet d’interroger l’impressionnante collection de livres numérisés dans Google Books en recherchant la fréquence de collocations d’un maximum de cinq termes. On trouvera ci-dessous le graphe des occurrences de « cette lettre » et « votre lettre » dans la collection de livres français, soit un corpus de 45 milliards de mots. Conformément à la pratique habituelle, j’ai choisi un indice de lissage (« smoothing ») d’une valeur de 3, ce qui étale les résultats sur une période de trois ans avant et après les données brutes, permettant une lecture nuancée du graphique.
On constate que les occurrences de ces expressions varient très sensiblement à travers le temps. Elles connaissent une nette montée vers 1640 puis de nouveau vers 1670 - Les lettres portugaises paraissent en 1669 - pour ensuite redescendre jusque vers 1700 et ne remonter que cinquante ans plus tard, avec un pic vers 1780, soit l’époque de la publication du roman épistolaire Les liaisons dangereuses - cette période étant aussi la seule où la collocation « votre lettre » dépasse celle de « cette lettre ». Par la suite, la courbe retombe légèrement pour connaître un nouveau pic vers 1830, date après laquelle la descente est constante. Il va de soi que, depuis le siècle dernier, la pratique épistolaire a été relayée par de nouveaux instruments : le téléphone, le courriel, le texto, le chat, etc. Il n’en reste pas moins que, bien avant l’invention de ces outils, cette pratique connaissait des hauts et des bas dans l’imaginaire littéraire.
Si l’on compare ces résultats avec ceux que donne le corpus de romans anglais, on obtient des résultats assez similaires pour les collocations « this letter » et « your letter ». Contrairement à ce qui se passe en France, la courbe « your letter » est presque plate pour la plus grande partie du XVIIe siècle, mais connaît une progression fulgurante à partir de 1740 pour ensuite retomber brièvement et remonter jusqu’à un pic vers 1785. Elle redescend ensuite et connaîtra un nouveau pic en 1850, pour enfin décliner de façon continue. Dans tous les cas, les indices de fréquence sont presque de moitié moins élevés que dans le corpus français. La forme épistolaire serait-elle moins valorisée dans cette littérature ?
Les auteurs du Ngram Viewer ont conçu cet outil en vue de procéder à des analyses quantitatives de la culture1, ouvrant ainsi une nouvelle discipline dans le champ des sciences humaines : la culturomie. Celle-ci permet de rendre visibles en quelques clics l’évolution sur le long terme de pratiques culturelles reflétées par le vocabulaire, apportant ainsi confirmation de données connues par ailleurs ou, au contraire, mettant en évidence des différences insoupçonnées entre des époques ou des langues, ce qui peut amener les chercheurs à proposer diverses hypothèses et tentatives d’explication2.
Mais revenons à notre ouvrage. Si l’on interroge le Ngram Viewer sur le syntagme « écrire au Pape », on constate que celui-ci a connu des pics en 1720 et 1740, tellement élevés qu’Ils ont pour effet d’aplatir les résultats subséquents. Il y a là de quoi susciter une enquête. Par ailleurs, sur la période 1800-2000, on observe des temps forts entre 1815 et 1830, suivis par une baisse marquée par de brefs sursauts jusqu’en 1940, où l’on constate un soudain regain d’activité, suivi d’un déclin continu. Gageons que, dans les années futures, des chercheurs s’interrogeront sur l’étonnante résurgence de cette collocation dans l’année 2012 !
Référence : Benoît Melançon, Écrire au pape et au Père Noël. Cabinet de curiosités épistolaires, Del Busso Éditeur, Montréal, 2011, 165 p.
Notes de bas de page numériques:
1 Jean-Baptiste Michel et al., « Quantitative Analysis of Culture Using Millions of Digitized Books », http://www.sciencemag.org/content/331/6014/176
2 Je recommande au lecteur de questionner Ngram sur les collocations suivantes, de 1600 à 2000: Dieu/Roi (avec majuscules), symbole/allégorie, érudition/compréhension.