Thomas Bernhard dans À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie ou l'intertextualité mise en scène
Clément Froehlicher
L'œuvre d'Hervé Guibert est, on le sait, peuplée de figures d'artistes. On pense d'abord à Muzil, le double de Michel Foucault dans À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie, mais aussi à Yannis, le personnage peintre de L'Homme au chapeau rouge, double de Miquel Barceló. Si ces personnages inspirés des proches de l'écrivain sont parmi les plus inoubliables de son œuvre, sans doute est-ce en tant qu'ils constituent toujours des miroirs de la création. Dans À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie,Muzil n'est pas seulement lié à Guibert « par un sort thanatologique commun » (1993, p. 107) qui légitime, selon le narrateur, le récit controversé de ses derniers instants. Il est avant tout un écrivain, comme le signifie déjà son pseudonyme transparent. Par le truchement de Muzil, c'est toute une réflexion sur la mise en péril et les possibilités de renouvellement de l'écriture sous la menace de la maladie qui est opérée (Muzil et son « livre infini », Muzil diminué par la maladie, détruisant ses manuscrits, etc.). Dans L'Homme au chapeau rouge, les pages consacrées à l'activité de peintre de Yannis-Barceló comptent parmi les mises en abîme les plus signifiantes du projet de se « peindre nu » qu'assume Guibert. Les artistes proches de l'écrivain, ses « modèles » mis en littérature, semblent acquérir en retour la faculté de questionner le texte. L'influence, chez Guibert, paraît requérir le sensible.
Peu d'œuvres mettent en place un réseau de citations d'une densité comparable à celui qui se déploie de texte en texte chez Guibert. Pour autant, l'effet d'accumulation prime sur le commentaire ou la réflexion. Les citations — qui se limitent souvent au titre des œuvres — n'engagent donc pas un dialogue intertextuel, aussi nombreuses et cohérentes qu'elles soient. Comme le dit le narrateur du Protocole compassionnel (et comment ne pas attribuer ces propos à Guibert lui-même ?) : « il était clair que je ne pouvais pas écrire sans admirer une écriture » (2007a, p. 29). Pour autant, l'admiration, si elle accompagne et stimule l'écriture du livre, ne fait pas de celui-ci un exercice d'admiration. L'influence de la lecture est limitée par le temps dans lequel elle s'inscrit :« on croit toujours à ce qu'on lit au moment où on le lit », écrit Guibert dans son journal (2007c, p. 379). Mais aussi, l'acte même de lire est si nécessaire qu'il met littéralement entre parenthèses le livre lu, comme le montre cette note bouleversante du journal d'hospitalisation : « Essayé de relire un peu, sans trop grande difficulté [les Promenades avec Robert Walser de Carl Seelig], quel délice ! » (2004, p. 90). Se trouve donc relativisée l'idée d'une écriture sous l'influence de modèles, quand même Guibert l'aurait revendiquée dans son journal, sur le mode de l'attraction : « un modèle ? L'Homme sans qualité »(2007c, p. 386) ou du contre-modèle, voire de la répulsion : « Ce que je rechercherais le plus avidement dans mes lectures, ce sont des modifications, des contrariétés [sic] » (ibid., p. 430). Revendication qui marque aussi l'œuvre, comme cette note à la fin de Mes parents : « Début d'un roman qui s'appellerait Mes parents (un peu à la manière d'Emmanuel Bove) » (ibid., p. 153). Mais l'effet de mise en abîme prime ici, ainsi que l'affirmation générique du « roman faux » (Boulé). Il n'est pas à prouver, en effet, que Mes parents doit peu à l'auteur de Mes amis et que la manière de Bove s'y arrête à la proximité du titre...
Si Arnaud Genon a montré l'imprégnation subtile du texte guibertien par Michel Foucault et Roland Barthes, l'occurrence intertextuelle la plus manifeste de l'œuvre de Guibert demeure la convocation de Thomas Bernhard au début de la « trilogie du sida ». L'influence est revendiquée dès le début d'À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie, sur le mode de la fascination. Guibert, dépossédé du destin de son texte en tant qu'il en constitue le sujet menacé par la maladie, se voit inexorablement envahi par un « diable », « T.B. » (1993, p. 12).
L'écriture de la maladie avec Thomas Bernhard
Les premières pages d'À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie nous introduisent brutalement dans l'univers de « cette maladie mortelle qu'on appelle le sida » (p. 9). Le premier code auquel le lecteur se trouve confronté, « T.B. », engage les T4, T8, AZT, etc., qui sont les codes spécifiques du sida. De façon métonymique, Bernhard est convoqué sous le nom de la maladie dont il a souffert, la tuberculose (l'abréviation TB est d'usage courant, d'après tubercles bacillus). Celle-ci est abondamment évoquée dans le corpus de ses « romans autobiographiques » (1990, p. IX), ainsi qu'il les a lui-même qualifiés, dont on montrera qu'ils constituent l'hypotexte véritablement à l'œuvre dans À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie, encore que non nommé.
La valeur de l'association inaugurale est double : Guibert écrivain se réclame de Bernhard, mais c'est d'abord un malade qui s'identifie à un autre malade et, presque, une maladie (le sida) qui se voit définie par une autre (la tuberculose). Dans son essai bien connu, La Maladie comme métaphore, Susan Sontag montre que la tuberculose et le cancer sont socialement perçus comme une même « obscénité ». Le sida, maladie nouvelle, se voit chargé des mêmes métaphores stigmatisantes que ces maladies ont d'abord suscitées. Loin de La Montagne magique et de l'imagerie romantique de la tuberculose, les récits de Bernhard entendent dire la vérité de la maladie, c'est-à-dire la mise au ban de la société dont sont victimes les malades et l'horreur du sanatorium. L'écriture de la maladie chez Guibert, considérée comme une entreprise de dénonciation, peut paraître a priori moins violente qu'elle ne l’est chez Bernhard. Mais il faut tenir compte que, chez les deux écrivains, la distance temporelle n'est pas la même entre les événements et leur mise en littérature. Dans la trilogie du sida, la négligence des médecins, qui va parfois jusqu'à l'incompétence ou au charlatanisme, est continûment dénoncée, jusqu'à l'apparition de ce « personnage » de « jeune femme médecin » (les expressions sont tirées de L'Homme au chapeau rouge), plus humaine, qu'est Claudette dans Le Protocole compassionnel. Les examens subis par le narrateur à l'hôpital anticipent la conclusion donnée dans le journal d'hospitalisation : « L'hôpital c'est l'enfer » (2004, p. 20). Quant au rejet dont les malades du sida font l'objet, il est donné à voir dans des scènes saisissantes, tel ce test de dépistage auquel Jules et le narrateur se soumettent en pleine rue et qui, pour humiliant et déshumanisé qu'il soit, répond au moins au « problème de l'anonymat » (1993, p. 153). Guibert n'engage certes pas un « corps à corps » guerrier avec le sida à la manière d'Alain-Emmanuel Dreuilhe. Mais son texte, en se réclamant de Bernhard, assume originellement une vocation dénonciatrice.
La première visite du narrateur à l'hôpital parisien Claude-Bernard, bien réel, oscille entre la dénonciation et la mise en fiction (1993, p. 156). À deux reprises, le narrateur se perd dans le « labyrinthe » que constitue l'hôpital, passant plusieurs « pavillons » jusqu'à trouver le « pavillon des maladies mortelles ». Comme l'a bien vu Gérard Danou, l'influence à l'œuvre est celle du Neveu de Wittgenstein. Dans ce livre, lu par Guibert, les pavillons où sont internés le narrateur et son ami reviennent comme un motif obsessionnel. L'évocation de l'examen médical est également très proche de la tonalité des romans autobiographiques de Bernhard, à la fois drôle et grinçante : les infirmières ne se soucient du narrateur qu'au moment où il paraît près de s'évanouir. Comme chez Bernhard, « l'égalité forcée » avec les autres malades est éprouvée sur le mode de la déchéance. La dernière visite à Claude-Bernard s'inscrit dans une atmosphère étrangement inquiétante, où un déménagement peut-être réel engage des visions de cauchemar. Au contraire, l'hôpital romain Spallanzani (autre lieu réel) semble constituer un pôle positif. Sans forcer la comparaison, il en va souvent de même chez Bernhard, les pays méridionaux, par opposition au pays natal, constituant des lieux de vie possibles. À Rome, les « pavillons » sont colorés, le personnel est aimable, si bien que le narrateur ne retourne pas au Spallanzani sans « un certain entrain ». Pour autant, l'hôpital demeure un lieu de menace pour l'identité : lors d'une prise de sang, les tubes marqués « Hervé Guibert » sont égarés. Le malade ne peut jamais s'abandonner : « Un autre matin, au Spallanzani, je dus me battre pour qu'on me fasse ma prise de sang... » (p. 259).
La relation du malade au personnel médical constitue l'un des thèmes centraux du portrait de l'écrivain en malade qu'est À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie. Le livre prend la forme, dans les premiers chapitres, d'un véritable défilé médical : le docteur Chandi, le docteur Nacier, le docteur Lévy, le docteur Nocourt, le docteur Lérisson, le docteur Aron... L'incompétence des médecins est soulignée avec un humour grinçant : le « docteur Nocourt » prescrit l'absorption massive de citrons, le « docteur Lérisson » diagnostique une maladie psychosomatique et le « docteur Aron » une... « maladie de la jeunesse » (p. 43-50). Patient indocile, le narrateur pourrait conclure avec Thomas Bernhard qu'« il faut que le malade prenne lui-même son affection en main et avant tout dans sa tête, contre les médecins... » (Le Froid, 1990, p. 317).
L'influence bernhardienne imprègne en totalité le journal de maladie qui forme le premier plan d'À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie. Mais ce livre « bernhardien dans son principe » (p. 233) ne cesse de s'échapper du présent de la situation d'énonciation, à la manière des monologues infinis de Bernhard : au journal se superposent différents récits (l'amitié avec Muzil, sa mort, le film avorté à la suite de la trahison de Marine, etc.), et de la matière même du journal des récits se détachent (la trahison de Bill, le sida de Jules, etc.). Cet autre livre se trouve unifié par le motif de la trahison de Bill. Sans même poser la question de son authenticité — au demeurant revendiquée par Guibert, lors de son passage dans l'émission Apostrophes par exemple —, le traitement de l'épisode nous entraîne vers la fiction : « Avant de voir le salaud dans Bill, j'y vois un personnage en or massif », nous dit le narrateur (p. 274). C'est bien ainsi que Bill, homme d'affaires errant, riche et solitaire, est donné à voir. Mais le glissement est significatif à la fin de l'ouvrage, qui substitue à Bill tel qu'il est décrit par le narrateur-personnage après leurs rencontres le personnage d'un petit roman, mené par un narrateur omniscient : « De nuit, en quittant l'aéroport de Miami pour regagner son domicile, Bill prend dans ses phares un jeune homme hirsute « (p. 282). Ce Bill rêvé, plus ou moins présenté, après un séjour à Berlin, comme un agent secret, est sans doute la matrice des personnages de trafiquants de tableaux et de millionnaires un peu troubles qui apparaissent dans L'Homme au chapeau rouge et le roman ultime qu'est Le Paradis. Mais surtout, l'histoire de Bill fonctionne comme un contrepoint fictionnel aux deux thèmes directeurs du journal : l'amitié et la trahison. Le narrateur trahit Muzil à titre posthume par ses révélations sur la sexualité de cet ami d'abord, mais surtout par le récit de sa mort. Il trahit l'actrice Marine en « pillant » (p. 87) sa vie pour en faire la matière d'un scénario. À son tour, Marine trahit le narrateur et brise son projet de film (« Je haïssais Marine », déclare le narrateur au commencement du chapitre 43). Bill trahit le narrateur qui, après avoir médité des projets de vengeance, se contente d'une vengeance littéraire (l'antépénultième phrase du livre est : « Pends-toi, Bill ! »). Si les thèmes de l'amitié et de la trahison (et, particulièrement, de la trahison par l'écriture) marquent l'œuvre de Guibert avant la trilogie du sida, leur traitement est particulièrement poussé dans À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie. Le souvenir de la lecture de Bernhard est manifeste : Le Neveu de Wittgenstein apparaît encore comme un hypotexte possible, en tant qu'il explore le péril que constitue la maladie pour « une amitié » (c'est le sous-titre du livre), mais aussi, et pour nous limiter aux titres cités par le narrateur, Le Naufragé, cet éloge funèbre où l'amitié se dit sur le mode de la vérité la plus cruelle.
L'écriture envahie ?
Le dernier thème proprement bernhardien d'À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie, celui de la folie, engage, dans un passage particulièrement virtuose, l'explicitation de la référence intertextuelle initiale à « T.B. ». Si, en effet, les phrases infinies de l'incipit introduisent immédiatement chez le lecteur la conscience d'une imprégnation étrangère du texte, la clé n'en est livrée qu'aux deux-tiers du livre. Au début du chapitre 55, Guibert évoque la Villa Médicis dans une tonalité ouvertement proche de la manière de Bernhard, voire parodique :
cette académie, cette citadelle du malheur où les enfants n'en finissent pas de naître anormaux et les bibliothécaires neurasthéniques de se pendre à l'escalier du fond, où les peintres sont d'anciens fous qui apprenaient à peindre aux fous dans des asiles.
La mention de Bernhard apparaît immédiatement après, dans cette proposition étrange : « et où les écrivains, soudain dénués de toute personnalité, se mettent à parodier leurs aînés, écrit Thomas Bernhard ». La syntaxe paraît déformée par l'intertexte même qu'elle dévoile, dans un procédé proche de l'agrammaticalité définie par Riffaterre.
La troisième et dernière référence à Bernhard du livre, au chapitre 73, la plus explicite et la plus développée, intervient également dans un climat de folie et de destruction : le narrateur et Jules reviennent d'un voyage catastrophique à Lisbonne, vivent dans la crainte d'une contamination des enfants de Jules, le narrateur s'abandonne à la tentation du suicide. Il se déclare incapable de poursuivre sa lecture de Perturbation. Guibert donne alors à lire une phrase extraordinaire de brio et de drôlerie — qu'il faudrait pouvoir citer dans son intégralité —, où il déboulonne la statue de Thomas Bernhard, pointant toutes ses « petitesses », pour conclure paradoxalement à la beauté de son œuvre et de ses « parfaites cosmogonies ». C'est aussi la phrase la plus ouvertement parodique du livre, puisqu'elle procède par imitation, sous forme d'assonances, des répétitions caractéristiques du style de Bernhard : « Je haïssais ce Thomas Bernhard, il était indéniablement bien meilleur écrivain que moi, et pourtant, ce n'était qu'un patineur, un tricoteur, un ratiocineur qui tirait à la ligne ». Le narrateur déclare souffrir de la « métastase bernhardienne », et les images se multiplient, qui mettent sur le même plan l'envahissement du corps et l'envahissement revendiqué de l'écriture. D'une « observation » et d'une « admiration » de son écriture, le narrateur révèle qu'il a succombé à la puissance d'un « sortilège » pourtant « infligé à dessein ». Le livre est voulu « bernhardien dans son principe » et doit même prendre la forme, « par le truchement d'une fiction imitative, [d']une sorte d'essai sur Thomas Bernhard ».
Mais l'explicitation de la référence intertextuelle n'est pas sans revêtir une fonction narrative. Le passage révèle l'état de santé catastrophique du narrateur, dans un retour poignant au journal de la maladie, encadré par la référence bernhardienne : « aujourd'hui 22 janvier 1989, j'ai donc mis jour à me décider à l'avouer, […] car le 12 janvier le docteur Chandi m'a révélé que leur taux (d'AZT) avait chuté à 291 ». La révélation de cette situation particulièrement démoralisante — le narrateur voit son dernier espoir d'être sauvé par le vaccin s'effondrer — est mise à distance par « l'essai sur Thomas Bernhard », en même temps que cet essai la fait advenir.
L'élément le plus caractéristique de la « métastase bernhardienne », c'est qu'elle envahit l'écriture même. La phrase de Guibert se fait infinie sous sa détermination, comme le montrent les premières pages du livre. Le style et le thème toujours s'entrecroisent : au début du livre, précisément, la misanthropie (« je n'aime pas les hommes »), ou, page 72, l'impuissance à écrire (« Il est de fait que tous ces derniers jours je n'ai absolument pas travaillé sur ce livre »). Cette dernière phrase est peut-être la plus exemplaire, en tant qu'elle procède non seulement par accumulation de propositions, dans un souci de vérité caractéristique de la manière de Bernhard, mais aussi par répétitions de mots (« ce nouveau verdict ou ce simulacre de verdict »). Les images reprennent également l'outrance de Bernhard. Ainsi, à la page 222, de cette scène dans le tram de Lisbonne : « les gens auraient préféré s'empiler sur la tête les uns des autres plutôt que de prendre une place à l'aise à côté de ce type spécial [le narrateur] ». Pour autant, si Guibert reprend certains procédés caractéristiques de Bernhard, les éléments les plus saillants de son style sont absents : pas ou très peu de répétitions obsessionnelles, pas de recours à la dissection analytique (Guibert raconte, quand Bernhard analyse et « scie », comme l'a formulé George Steiner) ; aucune occurrence de ces « dit », « écrit », « pense », qui introduisent la citation dans le texte bernhardien. S'il est vrai, pour paraphraser une formule de Cioran, qu'on imite toujours le plus facile chez ses maîtres, Guibert semble avoir évité cet écueil avec brio. Il l'eût évité, du moins, s'il s'était agi d'imiter : la permanence du style propre et, bien évidemment, le fait que « l'écriture métastasée » n'intervienne qu'à des moments charnières du texte indiquent déjà que l'envahissement de l'écriture est en réalité un procédé pleinement maîtrisé.
Cette mise en scène est sensible au chapitre 55, déjà cité, alors même qu'est revendiquée l'écriture sous la domination de Bernhard (« moi, pauvre Guibert... ex-maître du monde qui avait trouvé plus fort que lui et avec le sida et avec Thomas Bernhard »). La désinvolture est feinte, en effet, avec laquelle le narrateur révèle qu'il n'a lu « que trois ou quatre livres de lui [Bernhard] » ou son découragement devant « la somme accablante qui s'étend sur la page du même auteur ». Mise en scène, également, sa méconnaissance de l'œuvre : « lui-même a fait de faux essais sur Glenn Gould […] ou, je crois, le Tintoret » (nous soulignons). L'immense phrase parodique à laquelle nous avons déjà fait allusion suffit à montrer que Guibert connaît davantage l'œuvre de Bernhard qu'il ne le laisse entendre et, surtout, son œuvre autobiographique. Si la référence est voilée, les éléments de l'auto-légende bernhardienne permettent l'identification : « le vélo » renvoie à Un enfant, « le violon » à L'Origine, « le chant » à La Cave. Les citations allusives de la fin du chapitre (« faux essais déguisés ») permettent d'identifier Le Naufragé (« sur Glenn Gould »), Béton (« Mendelssohn-Bartholdy ») ou Maîtres anciens (« Le Tintoret »).
Le devenir d'un modèle
L'intertexte bernhardien fait écart dans l'œuvre de Guibert et caractérise essentiellement, en première analyse, À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie, par contraste avec les textes antérieurs aussi bien qu'en raison de son effacement rapide de l'œuvre. Si les premières pages du Protocole compassionnel prolongent la veine des phrases infinies, la mise en abîme de l'écriture de la maladie comme « essai sur Thomas Bernhard » disparaît complètement : Bernhard est cité une seule fois, par le truchement d'un simple mot (« l'instrumentiste »). Le passage s'engage en outre par un retour sur À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie, comme si l'influence bernhardienne n'appartenait plus à l'actualité du texte. Guibert paraît même la désavouer : « J'avais envie d'une écriture gaie, limpide, immédiatement « communicante », pas d'une écriture tarabiscotée » (2007a, p. 197). Ou, plutôt, la désavouerait, n'était la phrase précisément « tarabiscotée » qui fait suite à cette déclaration et développe le thème profondément bernhardien de la réalisation artistique en « décalage douloureux » avec la plénitude de son intention. Le jeu, particulièrement complexe, fait voir que l'intertextualité acquiert une valeur réflexive essentielle. En reprenant les termes du passage, si l'on écrit toujours un peu en-dessous de ce que l'on souhaiterait, le temps de « sédimentation » de l'écriture permet de trouver sa voix propre. Dès lors, on n'écrit plus, selon Guibert, « comme un autre que soi-même », mais pas davantage « comme un autre soi-même ». L'écriture est toujours personnelle, mais aussi dialogue, elle est celle de « l'artisan ou, précisément, de « l'instrumentiste ». Dès lors, l'influence bernhardienne ne peut plus être considérée comme un épiphénomène, mais, au contraire comme un repère inscrit dans la matière même de l'écriture. Effectivement, chaque interrogation de l'écriture se fait, dans Le Protocole compassionnel, sous l'égide de Bernhard et de son influence surmontée. Ainsi d'un passage à la fois sincère et profondément ironique où Guibert interroge sa vocation et son ambition d'être « un grand écrivain » (p. 147). Le lecteur ne sait plus guère si c'est la légende de soi ou sa parodie qui réalise le mieux l'influence bernhardienne. Alors même qu'il semble écarté de l'œuvre, le projet d'un « essai sur Bernhard » se réalise : le miroir qu'il est devenu pour Guibert en fait, véritablement, tout comme nous l'avons dit pour Foucault-Muzil ou Barceló-Yannis au début de notre étude, un personnage de l'œuvre. Quant à l'appel vers la fiction, qui s'opère dans À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie avec le personnage de Bill, il se réalise sous les auspices de Bernhard dans le dernier opus de la trilogie, L'Homme au chapeau rouge et, surtout, dans Le Paradis.
L'intertexte bernhardien ne disparaît donc pas de la trilogie, mais s'incorpore si bien à l'écriture de Guibert que l'hétérogénéité au texte qui le matérialise d'abord n'est presque plus sensible. Au demeurant, le procédé se caractérise par sa complexité dès l'origine : si le début du livre relève plutôt du plagiat (le texte peut être compris sans la référence à « T.B. »), le déplacement vers le pastiche ou la parodie au fil du texte est sensible. Mais l'affirmation de l'écriture « métastasée », niant tout procédé conscient d'imitation, l'inscrit dans une instabilité très singulière.
Les valeurs de l'écriture sous influence
Alors que l'intertextualité est souvent assimilée à un procédé fondant la littérarité du texte en tant qu'elle inscrit celui-ci dans le macrocosme littéraire, le libère de l'imitation du réel, fait appel à la compétence d'un lecteur érudit, Guibert l'emploie dans le cadre d'une forme a priori moins littéraire, celle du journal. Celle-ci appelle l'écriture au présent, exclut la distance, d'autant qu'il s'agit d'un journal de maladie, donc d'une écriture de l'urgence. Est-ce à dire que la référence à Bernhard aurait pour fonction de mettre en littérature le journal ? Il nous paraît que c'est tout l'inverse. Si le livre s'apparente formellement à un journal, la scansion du temps de l'écriture (du 26 décembre 1988 où il est commencé au mois de mars 1989 où le narrateur déclare en achever la mise au propre) est constamment bouleversée par des récits parallèles et la chronologie prend la forme d'un véritable dédale. Les marqueurs temporels eux-mêmes créent cet effet : « L'avant-dernière fois à ce jour que je revis Bill fut […] le lendemain de ma première visite à l'hôpital Claude-Bernard » ((1993, p. 219). L'intertextualité n'est donc pas un procédé qui viendrait faire du journal, conçu comme un témoignage ou un enregistrement linéaire des progrès du mal, un texte littéraire. Il est au contraire le procédé littéraire par lequel Guibert renforce l'apparence de journal de maladie de son texte et se représente en malade. Mais l'effet de miroir, parce qu'il est double, se fait infini. Lit-on un journal mis en scène ? Un roman autobiographique ? L'oscillation anime le texte.
C'est dans les passages les plus terribles du journal que la référence à Bernhard est explicitée. Lorsque la maladie menace l'écriture même, l'influence est mise en exergue, comme en manière de défense immunitaire et tout à l'opposé, donc, de la « métastase » qui l'envahirait. Guibert n'écrit pas sous la dictée de sa fascination pour l'œuvre de Bernhard. L'intertextualité garantit l'écriture au moment où la maladie — qui n'est pas, comme chez Bernhard, une expérience, mais un compte-à-rebours — menace l'écriture à sa racine. Elle réalise également l'unité du livre, les récits qui s'échappent du journal-cadre s'y rattachant par le questionnement sur le vrai et le faux, ainsi que l'unité de l'écriture de la maladie avec l'ensemble du projet. C'est dire que l'influence de Bernhard, si elle est plus profonde qu'elle n'est donnée à lire dans le texte, relève d'une parenté plus essentielle que ne l'est la seule thématique de la maladie.
Les chemins de la vérité
L'œuvre de Thomas Bernhard se présente essentiellement comme une recherche de vérité. Il s'agit de faire tomber les masques, de décomposer les apparences afin de donner à voir le vrai. Mais si cet objectif paraît mis au compte, dans les œuvres romanesques, d'un personnage négateur, il faut voir que le texte bernhardien est toujours polyphonique. Critique sans œuvre, créateur raté, demi-fou, le narrateur de Bernhard ne peut que susciter le soupçon. De fait, s'ils sont construits à la ressemblance de l'écrivain ou de sa légende, les locuteurs de son œuvre de fiction sont rien moins que des autoportraits ou des porte-parole. Parmi tant d'autres illustrations possibles, citons la liquidation en règle qu'opère Reger, le personnage principal de Maîtres anciens, de l'œuvre de Stifter, influence majeure de Bernhard. La négation du monde par les personnages de Bernhard participe de leur négativité originelle et, en cela, elle suscite toujours le soupçon. S'ils sont des personnages tragiques, l'œuvre, elle, est comique. S'ils sont négateurs et autodestructeurs, la poétique de Bernhard relève d'une analyse vitale. L'œuvre ressortit donc à une recherche de la vérité, certes, mais par des voies détournées. Comme s'il n'était possible de voir celle-ci que négativement. Dès lors, la problématique de l'œuvre autobiographique est perceptible : comment dire la vérité sur soi en l'absence d'un personnage écran ? Dans ses romans autobiographiques, Bernhard fait de lui-même un personnage. Aucune décision n'échappe à sa volonté de fer. La conscience de soi du narrateur est continûment portée au crédit du personnage. Il en résulte que c'est bien moins un homme qui se décrit qu'une légende qui se donne à voir (ce que Guibert a fort bien senti). Pour autant, l'exigence de vérité n'est jamais diminuée. Ainsi, c'est sans doute dans l'œuvre autobiographique que se rencontre le Bernhard le plus pessimiste, doutant de ses propres moyens, comme ici dans Le Froid : « Le langage est inutilisable quand il s'agit de dire la vérité, de communiquer quelque chose » (1990, p. 359).
La volonté de vérité chez Guibert est au principe même de ses livres. Vérité bien ordonnée commence par soi-même : Guibert s'expose continûment, au risque de « l'ombre de la corne » chère à Michel Leiris. Il n'a de cesse d'approcher son grand thème, l'amour (des parents, des amants, des amis), dévoilant comme il se met à nu son impureté, son ambivalence. Pourtant, au fil des révélations, le sujet s'échappe et se dérobe. Contrairement à Yannis, le peintre, qui, d'un portrait a « capturé son âme », le narrateur, comme Bernhard, se voit livré « au hasard et au désespoir de l'écriture » (2007b, p. 118). La recherche de la vérité s'achève, chez le Bernhard des romans autobiographiques, dans la pétrification de soi-même, dans l'impossibilité d'approcher jamais de l'origine. La recherche de la vérité, chez Guibert, s'achève dans la nudité, qui s'apparente au vide et réclame, peut-être, le silence. Aussi le projet commun des deux auteurs, s'il paraît actualisé par des poétiques diamétralement opposées (l'analyse, le récit), trouve-t-il une concordance profonde. Au bout de la recherche de la vérité menace l'échec du langage. Un jeu commun (le vrai-faux des révélations, la mise en abîme, les doubles) lui fait pièce et relance la quête, obsessionnelle chez Bernhard, infinie chez Guibert. Inachevable, toujours.
Le jeu qui se réalise en partie dans l'intertextualité implique un lecteur, une reconnaissance. Sans revenir sur la rhétorique du dévoilement progressif de l'influence à l'œuvre (dévoilement, là encore, problématique et mis en scène), on dira pour conclure que l'intertexte n'est pas sans modeler en retour la relation du narrateur avec le lecteur dans la suite de la trilogie.
Dans Le Protocole compassionnel, le rapport affectif (la dédicace ne dit-elle pas « Chacune de vos lettres m'a bouleversé » ?) évolue vers une mise en question radicale du lecteur. Le lien n'est plus tissé de mots mais fait de sang, la « transfusion » subie par le personnage se prolongeant, sur le mode métaphorique, en modèle de relation auteur-lecteur : « Est-ce que vous supportez un récit avec autant de sang ? Est-ce que ça vous excite ? » (2007a, p. 123). La recherche de vérité touche le destinataire du texte sur le mode de la fustigation bernhardienne. Dans une perspective opposée, le détour par la fiction qu'opère L'Homme au chapeau rouge suppose la complicité constante du lecteur. Si le narrateur peut dire : « Je ne veux plus entendre parler de sida. Je hais le sida. Je ne veux plus l'avoir. » (2007, p. 118), c'est bien parce que le lecteur ne perd pas de vue cette maladie d'où parle la fiction, aussi bien que ce qui modèle cette dernière.
Avec À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie, Guibert donne forme à cette intuition qui l'habite dès Mes parents : « les livres [peuvent] transmettre des maladies » (1994, p. 169). Guérir de la fascination qu'une œuvre littéraire nous inspire, c'est la mettre, à son tour, en littérature ou, pour le critique, la commenter (à défaut de rencontrer son auteur comme le suggérait Bernhard). Sous ce rapport-là également, À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie est un livre de combat.
Bibliographie
Bernhard, Thomas. (1990). L'Origine; La Cave; Le Souffle; Le Froid; Un enfant, trad. Albert Kohn, Paris, Gallimard, coll. « Biblos ».
Danou, Gérard. (2010), « Écrire le sida : une littérature de résistance », dans Nicolas Balutet (dir.), Écrire le sida, Lyon, Jacques André, p. 35-46.
Genon, Arnaud. (2007). Hervé Guibert : vers une esthétique post-moderne, Paris, L'Harmattan.
Guibert, Hervé. (1994 [1986]). Mes parents, Paris, Gallimard, coll. « Folio ».
—. (1993 [1990]). À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie, Paris, Gallimard, coll. « Folio ».
—. (2007a [1991]). Le Protocole compassionnel, Paris, Gallimard, coll. « Folio ».
—. (2007b [1992]). L'Homme au chapeau rouge, Paris, Gallimard, coll. « Folio ».
—. (2004 [1992]). Cytomégalovirus : journal d'hospitalisation, Paris, Seuil, coll. « Points ».
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