Entre thanatographie et pathographie, la mort médicalisée d’Hervé Guibert
Christian Milat
Le livre une fois fini, la mémoire pourra s’éteindre; le livre éclairera dans la nuit comme une veilleuse.
Guibert, 2001, p. 349.
Le narrateur autodiégétique d’À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie apparaît rapidement au lecteur comme ne faisant qu’un avec l’auteur, puisque, par exemple, son « premier livre, La mort propagande » (p. 35), est effectivement le premier ouvrage d’Hervé Guibert, publié en 1977 par les Éditions Régine Deforges. De plus, derrière les patronymes de personnages d’À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, il est possible de reconnaître des personnes qui ont fait partie du cercle de l’écrivain : Muzil évoque Michel Foucault, Stéphane Daniel Defert, le compagnon du philosophe, Marine Isabelle Adjani, etc. Néanmoins, le texte porte, en première de couverture de l’édition princeps, l’indication générique « Roman ». Guibert explique ainsi cette apparente contradiction : « Mes modèles existent, mais ce sont des personnages. Je tiens à la vérité dans la mesure où elle permet de greffer des particules de fiction comme des collages de pellicule, avec l’idée que ce soit le plus transparent possible. Mais il y a aussi des grands ressorts de mensonge dans ce livre. » (1990b) Si donc dans cette autofiction (voir Genon, p. 201-210), dans ce que, dans Hervé Guibert : L’entreprise de l’écriture du moi, Jean-Pierre Boulé appelle un « roman faux » (p. 233), la frontière entre l’autobiographique et le fictionnel est volontairement poreuse, il reste que la relation entre le narrateur et l’auteur est à ce point étroite qu’il est permis de voir dans l’écriture de la mort réalisée par le narrateur une autothanatographie de Guibert, l’épisode de la mort de Muzil faisant lui-même partie de cette entreprise puisque la mort de celui-ci, survenue en 1984, ne fait qu’anticiper la mort de celui-là, laquelle interviendra en 1991 : « ce n’était pas tant l’agonie de mon ami que j’étais en train de décrire que l’agonie qui m’attendait, et qui serait identique, c’était désormais une certitude qu’en plus de l’amitié nous étions liés par un sort thanatologique commun. » (p. 107)
Daté de décembre 1988, l’incipit fait rapidement place à de nombreuses analepses. En 1981, Bill, un ami « grand manager d’un grand laboratoire pharmaceutique producteur de vaccins » (p. 21), est le premier à parler du sida au narrateur. En 1983, Muzil, un autre ami du narrateur, ressent les premiers effets de la maladie, puis en meurt. En 1987, le narrateur, à divers signes, pressent qu’il est infecté; en janvier 1988, un test lui confirmera sa prémonition; en mars 1988, le même Bill annonce au narrateur qu’il pourra vraisemblablement lui permettre de bénéficier d’« un vaccin curatif » (p. 184) qui vient d’être mis au point aux États-Unis. Le texte se termine en octobre, au moment où, comme son titre le laissait présager, l’annonce de Bill se révèle une fausse promesse.
Dans une approche épistémocritique, cette étude se propose d’examiner comment les épistémèmes médicaux, c’est-à-dire les emprunts faits au savoir médical, qu’ils se rapportent à la description de la maladie ou à la représentation de l’institution médicale, participent à l’appréhension de la mort.
La maladie complice de la mort
Le narrateur d’À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie s’applique à « raconter l’histoire de [s]a maladie » (p. 71). Ce faisant, il ne se réduit pas à réaliser une pathographie. En effet, la maladie dont il craint d’être atteint, puis dont il a l’assurance d’être la victime, est incurable : « j’étais condamné par cette maladie mortelle qu’on appelle le sida » (p. 9). Par conséquent, avoir le sida, ce n’est pas être tout simplement malade, c’est en réalité commencer une longue et lente agonie, c’est marcher à petits pas en direction de la mort. Cependant, contrairement à la condition humaine, où « la vie n’[es]t que le pressentiment de la mort, en nous torturant sans relâche quant à l’incertitude de son échéance, le sida, en fixant un terme certifié à notre vie » (p. 193), nous place devant « la proximité enfin délimitée de la mort » (p. 212). Pour le sidatique, la mort n’est plus reléguée à un horizon plus ou moins incertain : « cela signifiait au bout du compte la mort rapprochée de plusieurs crans d’un seul coup, au bord du nez, la mort entre maintenant et deux ans » (p. 214). Les aléas du traitement peuvent même rapprocher l’échéance fatale : « Maintenant, si l’on ne fait rien, c’est une affaire de grandes semaines ou de petits mois » (p. 239), se fait dire le narrateur en février 1989. Aux différents « paliers » (p. 192) de la maladie, la mort s’invite progressivement dans la vie en la contaminant. La vie devient un « apprentissage » (p. 192) de la mort, un commerce intime avec elle. Le sida, souligne très lucidement le narrateur, « donn[e] à la mort le temps de vivre » (p. 192).
Dans ces conditions, la thanatographie se confond avec la pathographie, celle-ci conduisant du reste à celle-là puisque le discours sur la maladie contribue à en accentuer et à en précipiter les effets mortifères : « dire qu’on était malade ne faisait qu’accréditer la maladie, elle devenait réelle tout à coup, sans appel, et semblait tirer sa puissance et ses forces destructrices du crédit qu’on lui accordait » (p. 175). La relation existant entre la description de la maladie et l’appréhension littéraire de la mort justifie également le recours au savoir médical.
Celui-ci est tout d’abord mobilisé pour rendre compte de l’étiologie de la maladie. À la fin de décembre 1988, le narrateur constate : « Le processus de détérioration amorcé dans mon sang se poursuit de jour en jour, assimilant mon cas pour le moment à une leucopénie. » (p. 13) Pourquoi, dans une des toutes premières pages du texte, ce terme hautement spécialisé, totalement absent du vocabulaire courant ? Son utilisation, vis-à-vis du narrateur, remplit une fonction moins éthique que réaliste. En effet, elle contribue moins à en renforcer l’ethos, c’est-à-dire à mettre l’accent sur l’étendue de ses connaissances, qu’à le rendre crédible et, par conséquent, à asseoir l’illusion réaliste. En effet, la présence de ce terme dans la bouche du narrateur apparaît comme la trace qu’a nécessairement laissée chez lui la fréquentation ancienne et étroite du monde médical. Cette fonction est importante pour ce qu’on a appelé la littérature du sida, car, comme le remarque Stéphane Spoiden, pour ce type de livres, « le lectorat semble plus directement touché par ce qui apparaît relever du vrai » (p. 40). Néanmoins, l’acception de ce terme peut se révéler problématique pour un lecteur qui n’est pas un familier du vocabulaire de la médecine ou qui ne connaît pas le sens des étymons grecs. Aussi l’épistémème médical va-t-il remplir une autre fonction, didactique, en procurant au lecteur des informations de base sur le mécanisme de la maladie. En effet, si la suite du texte ne donne pas la définition explicite de leucopénie, elle fournit cependant les éléments à partir desquels il est possible d’en inférer la signification, diminution du nombre des globules blancs :
Les dernières analyses, datées du 18 novembre, me donnent 368 T4, un homme en bonne santé en possède entre 500 et 2000. Les T4 sont cette partie des leucocytes que le virus du sida attaque en premier, affaiblissant progressivement les défenses immunitaires. Les offensives fatales, la pneumocystose qui touche les poumons et la toxoplasmose le cerveau, s’enclenchent dans la zone qui descend en dessous de 200 T4; maintenant on les retarde avec la prescription d’AZT. (p. 13)
La suite du texte illustre encore cette fonction didactique, en faisant référence à l’histoire du sida, laquelle commence aux États-Unis, d’où le recours aux mots anglais : « Dans les débuts de l’histoire du sida, on appelait les T4 “the keepers”, les gardiens, et l’autre fraction des leucocytes, les T8, “the killers”, les tueurs. » (p. 13)
À noter que beaucoup des éléments que le texte emprunte au savoir médical peuvent être associés à la fonction qui consiste à renforcer l’illusion référentielle. Ainsi en est-il par exemple lorsqu’il est mentionné que le docteur Chandi « réclama une analyse complémentaire, une antigénémie, à savoir la recherche dans le sang de l’antigène P24 qui est l’anticorps associé à une présence active et non plus passive du virus HIV à l’intérieur du corps » (p. 211). Il en va de même lorsque le narrateur donne le détail de ses médications : « J’avais eu divers maux secondaires […] : des plaques d’eczéma sur les épaules [traitées] avec une crème à la cortisone, du Locoïd à 0,1 %, des diarrhées avec de l’Ercéfuryl 200 à raison d’une gélule toutes les quatre heures pendant trois jours, un orgelet douteux avec du collyre Dacrine et une crème à l’Auréomycine » (p. 178). L’accumulation de ces précisions techniques vise à donner au lecteur le sentiment que, s’appuyant sur une expérience vécue, le texte est fidèle au réel : on imagine le narrateur recopiant très exactement les prescriptions de ses ordonnances, posologie comprise. Du reste, ce procédé, qui ne se limite pas au savoir médical, est parfois exhibé : le narrateur fixe une date « en consultant [s]on agenda 1987 » (p. 143) et identifie une église de Lisbonne « selon les indications du plan redéplié aujourd’hui sur [s]on bureau » (p. 225). Cette exhibition du référent, outre sa fonction réaliste, peut comporter une fonction mystificatrice : il s’agit alors pour l’auteur, ce qui est très fréquent chez Guibert, d’accumuler les preuves d’authenticité autobiographique pour mieux masquer les ingrédients fictionnels du texte.
La fonction esthétique que revêt ici l’utilisation du savoir médical est également à l’œuvre lorsque la présentation de type scientifique des T4 et des T8 que nous venons d’examiner est immédiatement suivie d’une illustration quelque peu triviale, puisque « la progression du sida dans le sang » (p. 13) est comparée au parcours d’un jeu vidéo conçu en 1979 par le Japonais Toru Iwatani :
Sur l’écran du jeu pour adolescents, le sang était un labyrinthe dans lequel circulait le Pacman, un shadok jaune actionné par une manette, qui bouffait tout sur son passage, vidant de leur plancton les différents couloirs, menacé en même temps par l’apparition proliférante de shadoks rouges encore plus gloutons. Si l’on applique le jeu du Pacman […] au sida, les T4 formeraient la population initiale du labyrinthe, les T8 seraient les shadoks jaunes, talonnés par le virus HIV, symbolisé par les shadoks rouges, avides de boulotter de plus en plus de plancton immunitaire. (p. 13-14)
Cette mise en relation peut correspondre une fois de plus au talent de pédagogue du narrateur, mais elle peut aussi comporter une fonction sémantique, signifiant que la vie se réduit à un jeu et que, dans le cas du sida, la manette qui contrôle l’ensemble et dont la maladresse ou la malveillance aboutit finalement à l’échec est manipulée par la mort.
Le rôle actif joué ainsi par la mort, présente en quelque sorte dans la vie, et tout à coup dynamisée par le sida, trouve un fondement épistémologique dans le savoir médical, lequel montre que « le sida n’est pas vraiment une maladie » (p. 17) :
c’est un état de faiblesse et d’abandon qui ouvre la cage de la bête qu’on avait en soi, à qui je suis contraint de donner pleins pouvoirs pour qu’elle me dévore, à qui je laisse faire sur mon corps vivant ce qu’elle s’apprêtait à faire sur mon cadavre pour le désintégrer. Les champignons de la pneumocystose qui sont pour les poumons des boas constricteurs et ceux de la toxoplasmose qui ruinent le cerveau sont présents à l’intérieur de chaque homme, simplement l’équilibre de son système immunitaire les empêche d’avoir droit de cité, alors que le sida leur donne le feu vert, ouvre les vannes de la destruction. (p. 17)
Ici, le savoir médical est doté d’une fonction heuristique, en ce sens qu’il autorise la découverte de faits riches de sens. Faisant écho à Guibert lui-même, dont l’œuvre est tout entière parcourue par la mort, le narrateur déclare : « Depuis que j’ai douze ans, et depuis qu’elle est une terreur, la mort est une marotte. » (p. 158) Enfant, il assista, assis dans un cercueil, à la projection de « L’enterré vivant, un film de Roger Corman tiré d’un conte d’Edgar Allan Poe » (p. 158). Peu à peu, il se sentit « comme imprégné par [la mort] au plus profond » (p. 159) : « je continuais inlassablement de quérir son sentiment, le plus précieux et le plus haïssable d’entre tous, sa peur et sa convoitise » (p. 159).
Cette familiarité avec la mort explique sans doute le fait que, pour connaître s’il est infecté ou non, le narrateur n’a pas besoin d’avoir recours au savoir médical : « Bien avant la certitude de ma maladie sanctionnée par les analyses, j’ai senti mon sang, tout à coup, découvert, mis à nu, […] toujours guetté par une flèche qui me vise à chaque instant. » (p. 14) Cette présence permanente de la mort comme menace, le narrateur, à l’instar des prisonniers des camps de concentration qui, eux aussi, se savaient condamnés à mort, l’a vue gravée dans son « regard trop humain, comme celui des prisonniers de Nuit et brouillard » (p. 14) : « J’ai senti venir la mort dans le miroir, dans mon regard dans le miroir » (p. 15). Dans ces conditions, il est compréhensible que le narrateur se refuse pendant longtemps à faire le test, le verdict que celui-ci est censé procurer lui apparaissant comme un « simulacre de verdict puisqu[’il] en conna[ît] la teneur dans ses moindres détails tout en feignant de l’ignorer » (p. 71). Inutile donc, le test de dépistage du sida lui semble par ailleurs nocif : il « ne servait à rien qu’à pousser les malheureux au pire désespoir tant qu’on ne trouverait pas un traitement » (p. 19). Là, l’évocation du savoir médical répond à une fonction contestatrice.
Il n’empêche que le narrateur fait pourtant appel à ce savoir, si ce n’est pour décider de la présence de la maladie, du moins pour en mesurer l’évolution. Le texte donne ainsi, sur une page entière, le détail des examens qu’il subit régulièrement chez le docteur Chandi. Celui-ci procède notamment à « l’observation de l’état des tissus qui bordent les nerfs, souvent bleutés ou rouge vif, qui accroche la langue à son frein » (p. 20) pour y découvrir éventuellement « un signe décisif quant à l’évolution de la fatale maladie » (p. 19-20). Dans l’intervalle entre deux examens, le narrateur se substitue au médecin : « mécaniquement j’avais pris l’habitude d[’]inspecter [cet espace] en calquant mon regard sur celui du docteur Chandi lors de mes visites » (p. 143). Finalement, c’est le narrateur, et non le docteur Chandi, qui discernera en décembre 1987 « de petits filaments blanchâtres, papillomes sans épaisseur, striés comme des alluvions sur le tégument de la langue » (p. 143). « Je suis », note Guibert dans son journal, « mon meilleur infirmier. » (2001, p. 351) Si, dans ces circonstances, le clivage entre le médecin et son patient s’est estompé, celui-ci assumant la tâche de celui-là, il arrive aussi que la situation inverse se produise. C’est le cas par exemple lorsque le docteur Chandi passe à l’hôpital prendre les résultats des analyses du narrateur bien que ceux-ci ne doivent être communiqués qu’au malade : le docteur Chandi, note le narrateur, « jou[e] à la fois nos deux rôles de médecin et de patient » (p. 71). L’expérience prolongée de la maladie et, partant, de la médecine comme la perspective de la mort génèrent une indifférenciation des rôles au terme de laquelle le savoir médical s’est transféré comme par osmose au narrateur. Guibert relève ce phénomène dans Le Protocole compassionnel : « J’ai l’impression, à travers cette maladie, d’apprendre la médecine et de l’exercer à la fois. » (1991, p. 94)
L’institution médicale en berne
Il reste qu’en raison de la fréquence et de l’étroitesse, voire de l’intimité, des relations qu’entretient le narrateur avec les différents acteurs de l’institution médicale, le texte constitue également le lieu où s’exprime un point de vue sur celle-ci et sur ses liens avec la mort.
Principal détenteur du savoir médical, le médecin génère à la fois la peur et la suspicion. C’est ainsi qu’en 1983, Muzil, « malgré [le]s injonctions répétées [de ses amis], […] refusait de consulter un médecin » (p. 31). Ce n’est que « le mois qui a précédé sa mort […] [qu’il] se résigna à rendre visite à un vieux généraliste de son quartier qui, après l’avoir examiné, lui assura gaiement qu’il était en parfaite santé » (p. 50). Dénoncée à plusieurs reprises par le narrateur, cette incompétence explique qu’il ait souvent changé de médecin :
J’avais quitté le docteur Lévy, à qui je reprochai de ne pas avoir soigné mon hépatite et de prendre à la légère chacun de mes maux, spécialement ce point tenace à droite qui me faisait redouter un cancer du foie. Le docteur Lévy mourut bientôt d’un cancer des poumons. Je l’avais remplacé […] par un autre généraliste, le docteur Nocourt (p. 43)
qui, décelant une « malformation rénale bénigne » (p. 44), pose un diagnostic erroné. Suit « le docteur Lérisson, un homéopathe » (p. 45), lequel soutient faussement que le narrateur souffre de « spasmophilie » (p. 47). Sur les conseils de Muzil, « le vieux docteur Aron » (p. 48) est alors consulté qui, lui, croit discerner « une maladie de la jeunesse, […] la dysmorphophobie, [la] haine toute forme de difformité » (p. 49-50). Cette fois, la mobilisation du savoir médical revêt une fonction à la fois informative et accusatrice : il s’agit de montrer les médecins sous leur vrai jour en dénonçant le peu de secours que leurs patients, confrontés à la mort, peuvent trouver auprès d’eux.
Or, incompétent, le médecin apparaît de surcroît malhonnête. C’est le cas du docteur Lérisson, dont les traitements farfelus s’adressent aux « gogo[s] » (p. 46). C’est également le cas du docteur Nacier, un « ancien mannequin qui avait tenté sans succès une carrière d’acteur avant d’entrer à la faculté de médecine la mort dans l’âme » (p. 23). Mû par le seul appât du gain, il entreprend de tirer, de la mort de ses patients, le maximum de profit :
cet ambitieux ne pouvait se résoudre à une carrière de généraliste qui prend quatre-vingt-cinq francs par consultation aux clients bedonnants, puants et tatillons, tous hypocondriaques, d’un cabinet de quartier qui se mue facilement en fosse d’aisance. C’est la raison pour laquelle il tenta […] de s’illustrer dans la création d’un mouroir design, de marque déposée, qui, sous la forme d’une clinique high-tech, ou kit, substitueraient aux longues agonies nauséabondes les transits expéditifs et féeriques d’un voyage pour la lune en première classe, non remboursé par la sécu. (p. 24)
Le narrateur lui reproche en outre son indiscrétion : Nacier « cancana[i]t sur les couilles plus ou moins pendantes de certains patients célèbres » (p. 18). Le docteur invite le narrateur, muni d’un appareil photo, à l’accompagner dans un hospice de vieillards lors d’une consultation générale en se faisant passer pour un collègue : « je ne pris pas une seule photo […], cette visite en déguisé me fit honte et horreur » (p. 23) Finalement, atteint lui-même du sida, le docteur Nacier rentabilise sa propre mort : il a « immédiatement contracté une assurance professionnelle qui pourrait un jour mettre sa maladie […] sur le compte d’une contamination par un patient, afin de toucher d’importants dédommagements qui lui permettraient de couler de paisibles derniers jours à Palma de Majorque » (p. 66).
Un tableau aussi noir pourrait paraître tendancieux, partial. Pour constituer une vision plus nuancée, plus propice à conforter l’illusion du réel, le personnage du docteur Chandi assume une fonction que l’on pourrait qualifier de rééquilibrante. Vanté pour sa « discrétion » (p. 19), il fait en effet preuve de compétence et de dévouement. Lorsqu’il observe des champignons blancs sur la langue du narrateur, il ne cherche pas à déguiser la vérité : il « est trop jeune pour savoir mentir, comme ces vieux renards de docteurs Lévy, Nocourt ou Aron, son regard n’est pas exercé à s’opacifier au moment venu » (p. 143). Face à ce symptôme déterminant, il adopte une attitude conforme à celle que Muzil a constatée habituellement : « Le médecin ne dit pas abruptement la vérité au patient, mais il lui offre les moyens et la liberté, dans un discours diffus, de l’appréhender par lui-même, lui permettant ainsi de n’en rien savoir si au fond de lui il préfère cette seconde solution. » (p. 33) En effet, le docteur Chandi, souligne le narrateur,
ne proférait pas un verdict […]. Simplement il devait m’entraîner, avec la plus grande douceur possible, […] vers un nouveau palier de la conscience de ma maladie. […] Si […] je lui demandais avec panique : “Alors, c’est un signe tout à fait décisif?”, il répondait : “Non, je ne dirais pas cela, mais c’est toutefois un signe assez déterminant.” (p. 144-145)
Le médecin qui annonça au narrateur le résultat de son test de dépistage ne bénéficie pas d’une aussi bonne appréciation : il « faisait son travail à la chaîne, […] de cinq à quinze minutes d’entretien “personnalisé” pour les séropositifs, s’enquérait de ma solitude, me gavait de publicités pour la nouvelle association du docteur Nacier […]. » (p. 156)
Lorsqu’il s’agit de rendre compte des examens, l’épistémème médical comporte la même fonction critique. Le narrateur les présente comme « une épreuve terrible » (p. 44); il les qualifie « d’atroces » (p. 51). Réalisées « sous le prétexte de contrôler le nombre de T4 que le virus avait massacré en un mois dans [s]on sang » (p. 52), des analyses ont retiré au narrateur « une quantité abominable de sang » (p. 51), le privant du même coup d’une grande part « de ses dernières forces valides » (p. 52) : loin de combattre la mort, l’activisme médical en facilite et en accélère l’assaut. Aussi le narrateur a-t-il la conviction de s’être fait « voler [s]on sang dans cet institut de santé publique » (p. 52) à la seule fin d’expériences visant à transformer ce sang « en matière désactivée d’un vaccin qui sauvera les autres après [s]a mort […] ou [à] en infecter un singe de laboratoire » (p. 52).
Or, même s’ils sont parfois réalisés sans violence, ces examens renvoient toujours le narrateur à la perspective de sa mort : « L’infirmière qui devait procéder à ma prise de sang me dévisagea avec un regard plein de douceur, qui voulait dire : “tu mourras avant moi”. » (p. 58) Les examens que subit Muzil sont tout autant traumatisants. Ainsi, une ponction lombaire, particulièrement difficile à réaliser, fut pour lui un événement
horriblement douloureux, […] maintenant qu’il connaissait cette douleur Muzil la craignait par-dessus tout, ça se lisait désormais dans son œil la panique d’une souffrance qui n’est plus maîtrisée à l’intérieur du corps mais provoquée artificiellement par une intervention extérieure au foyer du mal sous prétexte de le juguler, il était clair que pour Muzil cette souffrance était plus abominable que sa souffrance intime, devenue familière (p. 101).
Bien plus, au-delà de la douleur physique, Muzil souffre de la perte de sa dimension humaine :
il me raconta à quel point le corps, il l’avait oublié, lancé dans les circuits médicaux, perd toute identité, ne reste plus qu’un paquet de chair involontaire, brinquebalé par-ci par-là, à peine un matricule, un nom passé dans la moulinette administrative, exsangue de son histoire et de sa dignité. (p. 32)
Le narrateur l’a remarqué : « ce visage décharné que le miroir chaque fois me renvoie […] ne m’appart[ie]nt plus mais déjà à mon cadavre » (p. 259). De même, le corps de Muzil malade, véritable « cadavre vivant » (p. 238), s’apparente déjà à la dépouille anonyme de Muzil mort à l’hôpital : « je revis derrière la vitre Muzil sous son drap blanc, les yeux clos, avec une étiquette à œillet au poignet ou à la jambe qui dépassait du drap » (p. 113).
L’épistémème médical apparaît pourvu d’une fonction également dénonciatrice lorsqu’il a trait aux traitements mis en œuvre pour tenter de faire face à la maladie. Le narrateur se voit proposer de tester un nouveau médicament, le Défenthiol, en double aveugle, c’est-à-dire sans que ni les malades ni les médecins ne sachent qui reçoit ou non le produit. Le narrateur juge « le système […] abominable » (p. 168). On lui rapporta en effet que celui-ci « faisait perdre la tête à ceux qui s’y soumettaient : ils tenaient rarement plus d’une semaine et, à bout de forces, couraient dans un laboratoire pour faire analyser le médicament qu’on leur avait fourni, ayant besoin de savoir coûte que coûte s’il était vrai ou faux. » (p. 169) Le narrateur, lui, refuse de tester le Défenthiol et il ne le regrettera pas, puisqu’il apprend par la suite que « les laboratoires qui le produisaient, en lice avec d’autres et à défaut d’avoir mis au point quelque chose d’efficace, retardaient le verdict de l’expérimentation, et soudoyaient des scientifiques pour faire paraître des communications plutôt favorables » (p. 168). Une fois encore, le profit l’emporte sur l’éthique. Quelque temps plus tard, le narrateur est placé devant un choix analogue. Il s’agit cette fois de prendre ou non de l’AZT, un produit qui s’est révélé inefficace contre le cancer et qui est recyclé à destination des malades du sida. De nouveau, le narrateur pointe les lacunes du savoir médical. En effet, selon le docteur Otto, un médecin italien, « on ne sait rien à ce sujet. Ni quand on doit commencer le traitement, ni à quelles doses. Celui qui vous dira le contraire vous mentira. Votre médecin en France vous prescrit douze gélules, moi six, alors coupons la poire en deux, disons huit par jour. » (p. 244-245) Bref, les médecins sont ignorants, mais, pire, cette ignorance s’exerce au détriment des malades, le docteur Gulken soutenant que « l’AZT est un produit d’une très haute toxicité, qui s’attaque à la moelle osseuse, et qui, pour bloquer la reproduction du virus, gèle en même temps la reproduction vitale des globules rouges, des globules blancs et des plaquettes permettant la coagulation » (p. 239). Or, loin de permettre l’espoir d’une guérison, l’AZT n’a comme effet que de prolonger la survie du sidatique : « on ne l’administrait qu’en phase terminale, jusqu’à l’intolérance pour ne pas dire la mort » (p. 212) Dans ces conditions, puisque le narrateur est d’accord avec « l’unique testament autographe de Muzil : “la mort, pas l’invalidité”. Pas de coma prolongé, pas de démence, pas de cécité, la suppression pure et simple au moment adéquat. » (p. 161), le suicide apparaît comme l’unique instrument de la « liberté » (p. 217). Aussi le narrateur se procure-t-il de la Digitaline : c’est, dit-il, « le contrepoison radical du virus HIV en éteignant ses actions malfaisantes en même temps que les battements de mon cœur » (p. 234). Guibert l’utilisera en décembre 1991.
Le dernier des principaux épistémèmes médicaux d’À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie se rapporte à l’institution hospitalière. Il est de nouveau caractérisé par une fonction accusatrice. Lorsqu’il arrive à l’hôpital Claude-Bernard, le narrateur trouve un « hôpital mort » (p. 55). En effet, datant des années 1920 et devenu insalubre, celui-ci n’abrite plus qu’un « bâtiment exclusivement affecté aux malades du sida » (p. 55), ces morts-vivants que la maladie exclut du reste de la société : « Tout était désert, pillé, froid et humide, comme saccagé, avec des stores bleus effilochés qui battaient au vent » (p. 56). Une fois de plus, la présence menaçante de la mort lui fait faire un parallèle avec l’atmosphère macabre des camps de concentration : « je traversais désaffecté dans la brume comme un hôpital fantôme du bout du monde, me souvenant de ma visite de Dachau » (p. 53). Quelques années plus tôt, à l’hôpital Saint-Michel, Muzil occupait une chambre qui « puait le merlan pané des cantines » (p. 98). Puis il fut « transféré à la Pitié-Salpétrière » (p. 104), où l’inhumanité des pratiques médicales s’impose au malade et à ses proches. « À l’intérieur de la chambre de réanimation c’était un bordel incroyable » (p. 108). L’infirmier interdit tout objet personnel, y compris les livres : « il fallait uniquement le corps du malade et les instruments pour les soins. » (p. 108) Le narrateur ne pourra plus « revoir Muzil vivant » (p. 110), en dépit des demandes du malade, car le médecin « invoqua la loi du sang qui privilégiait les membres de la famille par rapport aux amis » (p. 110) : « j’avais envie de lui cracher à la gueule » (p. 110). Finalement, la mort de Muzil échappe au narrateur, ce qui, d’après le compagnon du philosophe, constitue un bien : « j’avais eu de la chance de ne pas revoir le corps, ce n’était pas beau à voir » (p. 118).
Le corps du texte au secours du corps physique
Ainsi, c’est par l’intermédiaire d’une pathographie, appuyée sur de nombreux épistémèmes médicaux, que le texte d’À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie se fait thanatographie. Si l’écriture de la mort se réalise par le biais de l’écriture de la maladie, c’est tout d’abord parce que le sida, en condamnant la vie à mort, donne vie à la mort tout au long de sa lente, mais inexorable évolution. C’est aussi parce que le narrateur perçoit la mort principalement sur le plan physique. Au tout début du roman, il « fu[i]t cette poignée d’amis qui […] s’inqui[ète]nt de [s]a santé morale » (p. 10). Ralph Sarkonak souligne avec raison que, chez Guibert, le corps « n’est pas seulement un thème mais le principe générateur de l’œuvre » (p. 9). De fait, ce qui préoccupe davantage le narrateur, c’est, dans son corps, la réalité de la maladie et, partant, celle de la mort : il est « très attentif aux manifestations de la progression du virus, […] [cherche à] savoir là où il couve et là où il attaque » (p. 48). Il est conscient qu’en phase terminale, le sida, « par la pneumocystose ou le champignon Kaposi qui attaque les poumons, mène aussi à l’étouffement complet » (p. 190-1). Aussi s’efforce-t-il de prévoir « le moment où la maladie [lui] ôterait la liberté du suicide » (p. 217). Bref, contracté « sur le corps de l’autre » (p. 61), le sida oblige le malade à se focaliser tout entier sur son propre corps.
Sur la mort elle-même, il n’y a pas matière à écrire un livre. À l’article de la mort, Muzil en a fait l’expérience : « “On croit toujours, d’un tel type de situation qu’il y aura quelque chose à en dire, et voilà qu’il n’y a justement rien à en dire. » (p. 99) En revanche, sur la maladie et, indirectement, sur la mort, sa complice, la littérature est non seulement possible, mais utile. Ainsi, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie raconte « la fatigue qui se crée de la lutte du corps contre les assauts du virus » (p. 70) et, ce faisant, il comporte un effet cathartique : « Ce livre qui raconte ma fatigue me la fait oublier » (p. 70). Un effet libérateur : il permet de « raconter tout ça, et [de] l’évacuer » (p. 59). Alors que la maladie fait prendre conscience au narrateur qu’il « n’aime pas les hommes » (p. 12), l’écriture représente en revanche pour lui un moyen d’échapper à sa solitude : « j’entreprends un nouveau livre pour avoir un compagnon, un interlocuteur, quelqu’un […] auprès duquel rêver et cauchemarder, le seul ami présentement tenable » (p. 12). Ce sont là des raisons qui expliquent qu’en dépit de sa promesse, aux lendemains de la parution d’À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, de ne plus écrire sur le sida (voir Buot, p. 251), Guibert en rédigea la suite, Le Protocole compassionnel. Il y avoue : « Dans la littérature, ce sont les récits médicaux que j’aime par-dessus tout […]. » (p. 94) Les lecteurs d’À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie l’avaient déjà deviné.
Bibliographie
Boulé, Jean-Pierre. (2001), Hervé Guibert : l’entreprise de l’écriture du moi, Paris, L’Harmattan.
Buot, François. (1999), Hervé Guibert : le jeune homme et la mort, Paris, Grasset.
Genon, Arnaud. (2007), Hervé Guibert : vers une esthétique postmoderne, Paris, L’Harmattan.
Guibert, Hervé. (2001), Le Mausolée des amants. Journal 1976-1991, Paris, Gallimard.
—. (1991), Le Protocole compassionnel, Paris, Gallimard, coll. « Folio ».
—. (1990a), À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Paris, Gallimard, coll. « Folio ».
—. (1990b), « La vie sida », entrevue avec Antoine de Gaudemar, Libération, 1er mars, p. 19.
—. (1977), La Mort propagande, Paris, Régine Deforges.
Sarkonak, Ralph, « Une histoire de corps », dans R. Sarkonak (dir.), Le Corps textuel d’Hervé Guibert, Paris, Lettres modernes Minard, coll. « La Revue des Lettres modernes / L’Icosathèque (20th) », p. 5-22.
Spoiden, Stéphane. 2001, La Littérature et le sida : archéologie des représentations d'une maladie, Toulouse, Presses universitaires du Mirail.