Marguerite Duras, l’éternelle
Hamida Drissi

COMPTE RENDU DE :
Dominique Noguez, Duras, toujours, Paris, Actes Sud, 2009.

Philosophe de formation, essayiste, romancier et passionné de littérature, Dominique Noguez a été un proche de Marguerite Duras. En effet, il a eu avec elle plusieurs entretiens filmés en 1983 et a organisé en 2006 des manifestations sur elle à Madrid et à Caen. Duras, toujours est le dernier essai, en forme de portrait, parfaitement documenté et sans concession, qu’il consacre à la romancière. Dans cet essai, Dominique Noguez essaye de rendre compte de ce miracle : Duras a échappé au purgatoire. D’emblée, dès l’introduction, il affirme que l’auteure ne cesse d’intéresser les lecteurs : « Elle n’a guère connu de purgatoire — puisque c’est ainsi qu’on désigne la période d’inattention, parfois même d’oubli complet qui suit la mort des écrivains et précède, dans le meilleur des cas, leur transformation en "classiques". » (p. 7). C’est justement cette survie incontestable qui l’a incité à écrire ce livre de 141 pages, structuré, précis et souvent captivant, composé de conférences et de textes inédits écrits à partir d’une analyse minutieuse des manuscrits et des archives déposés à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC). En effet, explique-t-il, plusieurs indices illustrent ce miracle. Le premier est que Marguerite Duras est l’écrivaine française de la seconde moitié du XXe siècle la plus lue et la plus traduite dans le monde. En témoignent les différents colloques et débats, en France et à l’étranger, qui lui sont consacrés. Le deuxième indice est sa transformation en mythe. Alors que les biographies se multiplient à son sujet, Duras devient paradoxalement un personnage de fiction. Le troisième indice est cette importance accrue qu’on accorde à ses archives et à ses possibles inédits. Ainsi, des textes posthumes tels que Les Cahiers de la guerre ou inédits comme Caprice, un récit publié en 1944, fournissent un éclairage essentiel pour la lecture de l’œuvre durassienne. Le quatrième indice est qu’avec le recul, de nouveaux aspects de son œuvre permettent d’appréhender l’originalité de sa production.

Dans le premier chapitre du livre intitulée « Un roman caché? », Dominique Noguez endosse l’habit de détective littéraire et tente de déterminer la validité de deux textes cachés, récemment attribués à Duras : Heures chaudes et Caprice. Le premier serait un livre que la romancière aurait publié en 1941 chez Les Livres nouveaux, éditeur parisien qui disparaîtra peu de temps après. Ce texte, complètement oublié depuis, a été découvert récemment chez un bouquiniste et pourrait bien être, selon la thèse de Noguez, le premier roman de Duras. Avec un plaisir évident, l’essayiste nous raconte comment il a traqué les indices permettant ou non d’attribuer ce roman à Duras. Il a dressé deux colonnes, la première en faveur de l’attribution de ce récit inconnu à la romancière et la deuxième contre. Il en résulte un constat assez mitigé dans la mesure où les deux colonnes sont égales. Les indices tombés dans la colonne durassienne sont débusqués par un fin connaisseur et un spécialiste de Duras qui s’est abîmé les yeux sur les archives de l’IMEC. Ils sont solides et n’ont d’autre faiblesse que de se voir opposer, par Noguez lui-même, des arguments contraires non moins convaincants. De sorte que le lecteur reste perplexe et incertain.

Il en est cependant autrement pour Caprice, roman paru anonymement en 1944 chez l’imprimeur-éditeur Nicéa. Ce livre, qui retient particulièrement l’attention du critique, retrace l’histoire d’amour entre Babeth, une jeune femme mariée, et un homme nommé Jean. Il s’agit donc d’une histoire d’adultère entre deux personnes qui se rencontrent sur une plage puis au cours d’un bal à Biarritz. L’intrigue s’étale sur quarante-huit heures puisqu’après deux nuits d’amour intenses, les amants se séparent. Plusieurs éléments attestent qu’il s’agit bien d’un roman de Duras, notamment ses liens avec la biographie durassienne, l’exploitation de motifs tels que « la rencontre érotique » (p. 30), le « bal », la plage comme « lieu d’un possible foudroiement d’amour ou de mort » (p. 32) et, surtout, le style : « Dès les premiers mots le lecteur familier de l’œuvre de Marguerite Duras reconnaît Caprice comme une œuvre d’elle. De façon suffocante, émerveillée, absolue. » (p. 25) Autant d’indices qui incitent Noguez à affirmer que Caprice est « une œuvre au sens plus élaboré du mot » et « une des plus belles que Duras ait écrite » (p. 44).

Dans le deuxième chapitre, « Partout, l’amour », l’auteur souligne combien Duras était le chantre de l’amour, à quel degré elle l’a recherché, célébré, vécu, écrit, filmé et mis en scène tout au long de sa vie et de son œuvre et pointe du doigt, dans le chapitre suivant, intitulé « Marguerite flétrie », ce paradoxe : comment une écrivaine ayant élaboré une œuvre constamment orientée vers l’amour a-t-elle pu provoquer tant de haine?

Parallèlement à l’amour, Duras accorde à la vue une tout aussi grande importance. C’est ce que Noguez met en exergue tout au long du chapitre « Duras voit ». En effet, il relève deux principales formes du « voir » durassien, tout en soulignant que l’une est la continuité de l’autre. Il évoque, d’un côté, « le voir voyeuriste », désigné comme un « voir superlatif », « un voir par excellence » (p. 64) et cite à l’appui l’exemple de Lol qui, dans Le Ravissement, regarde son fiancé Jaques Hold et Anne-Marie Stretter, ainsi que le cas de Maria, dans Dix heures et demie du soir en été, qui observe de sa fenêtre Pierre dans les bras d’une autre femme. Il mentionne, d’un autre côté, un voir « créateur et visionnaire » (p. 73) qui concerne, selon lui, l’acte de créer et le « plaisir de donner naissance — et forme, et vie — à des êtres de fiction » (p. 73). Car, pour Duras, écrire, c’est chercher à posséder, à posséder une vie, un monde, un être qui glisse entre nos doigts, « c’est une façon de s’approprier ce qu’on n’a pas et que, peut-être, on n’aura jamais » (p. 72). De sorte que les textes durassiens se singularisent par l’omniprésence d’un œil qui parle au nom d’un « je » invisible, « mystérieux » (p. 74), à la fois actif et passif qui s’adresse aux protagonistes. Ce « voir » dote les personnages d’une dimension réelle ainsi que d’une énergie intense et leur confère le pouvoir d’exister par eux-mêmes, en dehors de celle qui les inventés. Un voir qui nous offre également l’image d’une romancière tantôt « voyeuse de ses propres créatures » (p. 77) et tantôt « visionnaire, douée d’une forte imagination » (p. 78) ou plutôt « voyante » (p. 79) qui révèle, prédit et écrit pour nous plonger, nous lecteurs, dans la vie de ses personnages et donner vie à notre « voir voyeuriste » (p. 64).

Comment Duras choisit-elle les noms des lieux et des personnages dans ses livres? C’est sur cette interrogation que Noguez commence le cinquième chapitre de son essai, « Les noms de Duras ». Pour répondre à cette question, il note que l’acte de nommer va du plus simple vers de plus en plus d’amenuisement et d’abstraction et débouche sur la disparition totale du nom. En réalité, dans ses récits à veine autobiographique, l’acte de nommer était plutôt simple, note Noguez. Ensuite, Duras s’oriente vers une modification des noms, notamment des personnes qui ont un lien avec sa vie familiale. En outre, elle avait une prédilection pour les noms à consonance anglaise comme Charles Rosset ou Georges Crawn (p. 98) et pour les noms d’origine indienne ou encore juive tels que « Stein » et « Steiner » (p. 98). Dans certains ouvrages (p. 104-105), Duras opte pour un « dépouillement presque algébrique » (p. 103) puisque les personnages sont désignés par des noms de fonctions («le vice-consul »), par des pronoms (« Vous » et « Elle », dans La Maladie de la mort) et par des initiales (Emily L.). Au moment même où le nom avait tendance à être remplacé par des périphrases et à s’amenuiser, explique Noguez, les personnages, eux, étaient « dépossédés de leur nom et de leur corps, devenant des êtres abstraits, de pures énonciations » (p. 106). Notons que le critique aurait pu épargner ces deux chapitres aux spécialistes de Duras, qui en connaissent déjà la matière.

Plus intéressante est son étude de la genèse du Ravissement de Lol V. Stein. Comment Lol a-t-elle été créée? Afin de reconstituer l’acte de création du personnage le plus mystérieux de Duras, Noguez s’est livré, dans le sixième chapitre intitulé « Le cas Lol », à une étude méticuleuse des archives du fond Duras. Après des heures entières passées à déchiffrer les manuscrits et les tapuscrits relatifs à Lol, il nous offre une analyse minutieuse, précise et cohérente de Lol, de la genèse du roman et de la portée voyeuriste de toute l’œuvre durassienne.

Noguez termine son livre par un témoignage, « Dure Duras », une lettre posthume qu’il adresse directement à Marguerite Duras et dans laquelle il s’interroge sur la véritable nature de la romancière? Au-delà de son œuvre, de sa beauté et de sa profondeur, qui était réellement Duras? Quelles relations entretenait-elle avec les autres : les proches, les amis, les écrivains? Il n’est pas aisé pour un ami et un fervent admirateur de répondre, de façon objective, à ces questions. Et pourtant, Noguez n’hésite pas à prendre ses distances avec l’œuvre pour décrire une Duras « dure » (p. 131). Une personnalité très narcissique, avec des défauts tels que sa position contradictoire concernant l’homosexualité, sa haine de la concurrence et sa méchanceté à l’égard d’autres écrivains. Mais ne nous y trompons pas! Certes, cette lettre sans complaisance est pleine de critiques et de reproches à l’égard de celle qui était capable d’écarter de son cercle des amis de longue date avec beaucoup de cruauté, mais elle est aussi une marque d’admiration indéfectible. Même si le spécialiste adopte à la toute fin un ton moqueur, voire sarcastique, il ne reste que l’émerveillement au souvenir des lectures durassiennes et un éloge sans cesse renouvelé.

Duras, toujours se présente comme l’ouvrage à la fois d’un ami et d’un spécialiste de Marguerite Duras. En ce sens, il n’hésite pas à la malmener et c’est là tout l’intérêt de cet ouvrage : la romancière acquiert une dimension plus humaine et son œuvre ressort renforcée dans son caractère original et fascinant. Il est cependant dommage que les textes composant cet ensemble aient été déjà, pour la plupart, publiés sous forme de préface ou de conférences et que seuls deux d’entre eux soient totalement inédits. Il s’agit néanmoins d’un essai parfaitement documenté et d’une lecture passionnante, bien loin de l’hagiographie de certains critiques, qui donne l’état des recherches tout en proposant une immersion totale dans l’univers durassien.

Référence : Dominique Noguez, Duras, toujours, Paris, Actes Sud, 2009, 141 p.