Céline, Pinget, Robbe-Grillet : plaisants fragments
Marie Miguet-Ollagnier

COMPTE RENDU DE :
Maryse Roussel-Meyer, La Fragmentation dans le roman, Louis-Ferdinand Céline, Robert Pinget, Alain Robbe-Grillet, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2011.

Maryse Roussel-Meyer a interrogé trois romans de l’après-guerre en écart par rapport au roman traditionnel : Rigodon de Céline (1961), Le Voyeur de Robbe-Grillet (1955), Graal Flibuste (1956). Les trois écrivains ont choisi une écriture du fragment ; tous trois ont raconté un périple, le premier en chemin de fer, le second à vélo, le troisième à pied, mais ils ont comme d’un commun accord refusé une diégèse cohérente. La narration étant largement absorbée par la description, c’est à cette dernière que se consacre la première partie de l’étude. Elle est aisément repérable dans les deux récits des années 1950, Pinget pratiquant l’antiréalisme, Robbe-Grillet l’hyperréalisme. Le premier commence par une ekphrasis (nous sont montrés les éléments architecturaux d’un temple construit dans une vallée peuplée de rats), et il s’achève par une autre : une porte (surplombant de mille mètres une plaine) présentée avec une prolifération de motifs décoratifs incongrus. Entre l’incipitet la fin, Pinget se livre à des inventaires de botanique, d’ethnologie, de généalogie ; de brefs récits s’installent dans les descriptions sans qu’un lien s’établisse entre eux. On rencontre des descriptions gigognes, l’objet inclus pouvant se révéler plus monstrueux que l’incluant. Dans Le Voyeur,le regard myope d’un personnage atteint d’obsessions maniaques s’arrête sur des objets : boîtes, caisses, filets, ficelles, anneaux, étagères d’un bar, ou bien se porte, à l’intérieur d’une île, sur un quai, un bateau, un paysage, une maison. Un nom, Mathias, sert de relais dans la réapparition des tableaux. Des strates temporelles se superposent. Des scènes imaginaires sont juxtaposées à des scènes réelles. Le Voyeur commence par de brefs paragraphes puis le récit prend une vitesse de croisière. Les choses agissent sur Mathias comme elles agissent sur le narrateur-auteur de Rigodon (ce mot désigne une danse ancienne où les partenaires restent sur place). Robbe-Grillet et Céline ont ainsi tous deux recours à l’hypotypose. Mais les descriptions sont difficilement assignables à un lieu précis dans Rigodon,car le narrateur est doué d’ubiquité, sautant de Meudon à l’Allemagne ou au Danemark. Les nombreux déictiques présentent uniquement le moment de l’écriture. Le lecteur se trouve devant des tableaux hallucinés, sans lien les uns avec les autres, puisés dans la matière autobiographique de l’auteur et renvoyant à diverses époques. Chevalier errant des temps modernes, monté sur un cheval de fer, ce dernier nous plonge dans un enfer sonore : cris, détonations. Le pathétique refusé par Robbe-Grillet et par Pinget s’impose dans Rigodon. Des perceptions fantomatiques ramènent quelques souvenirs de la prison du Danemark, de la panique dans les trains allemands. Se regardant lui-même, le narrateur se voit en mort vivant, entrevoit son épitaphe et prédit une invasion chinoise.

Une deuxième partie de l’étude est consacrée à la dislocation du phrasé ; elle est commune aux écrivains qui, tous trois, refusent le bien écrire, donnent une large place au corps, font des digressions. Les moyens propres à Céline sont la pratique d’un « style rafale », l’organisation d’une danse de syntagmes avec des groupes nominaux, des onomatopées, des imprécations. Les verbes sont exclus ou rejetés en finale. Les syntagmes peuvent être inachevés. On a de multiples occurrences de la conjonction « que ». La ponctuation a très souvent recours aux points d’exclamation et de suspension. Le texte passe du coq à l’âne de façon à mimer un déséquilibre physique, l’évanouissement, à faire sentir un univers qui vacille. Par tous ces moyens est revendiqué le statut flou de la chronique. Robbe-Grillet, pour sa part, utilise le blanc : entre les chapitres 1 et 2 du Voyeur,une page vide suggère un récit interdit et donne l’impression d’un faire-part mortuaire. L’auteur présente ensuite plusieurs versions discordantes des situations ou des actions de façon à mimer une mémoire défaillante. Chaque variante rature la précédente. L’auteur recourt à une parataxe généralisée : il n’y a aucun lien entre les différents fragments. Qui voit ce qui est rapporté ? Est-ce Mathias ou une autre instance ? Un signe en forme de huit représente-t-il les yeux du voyeur ou ceux de la victime ? Chez Pinget, M. Roussel-Meyer analyse ce qu’elle appelle une « lexicophorie ». Il s’agit de faire bégayer la langue en ayant recours à des mots imaginaires. Des chapitres ont pour titres des néologismes qui peuvent être des mots composés (« lavandes-mouettes ») ou des mots valises (« Les Camphrophages ») Le titre même du livre, Graal Flibuste,pratique l’oxymore. L’auteur fait cohabiter le merveilleux et le vulgaire. Sur ces noms se greffent des « histoires à dormir debout ». La parataxe nous introduit à un monde sans cause, à un univers baroque et carnavalesque.

La troisième partie est consacrée aux effets musicaux engendrés chez ces romanciers par la pratique de la fragmentation. Selon l’auteur de l’étude, il s’agit, dans Le Voyeur,d’une écriture fuguée avec une alternance question / réponse. Robbe-Grillet a recours à des variations ; il nous présente deux voix, celle de Mathias et une autre, deux ou plusieurs regards. À la fin, la composition se resserre : c’est l’équivalent de la strette. Des figures stylistiques comme l’anadiplose sont analogues à la technique musicale des « restes instrumentaux » ou « continuum de timbres ». Une aposiopèse rend l’angoisse d’un écrivain taisant ce qui ne peut être dit. Tout autre est la musique de Céline, rendant le rythme d’un train sautillant avec des attaques violentes au début des séquences. Nous assistons à un ballet fantastique. L’auteur joue du discontinu dans le continu. L’hyperbate, retardant la clôture de la phrase, mime le chaos général. Graal Flibuste fait entendre une voix principale, celle du narrateur avec ses récits de voyage ; en elle sont enchâssées d’autres voix. On passe d’une tonalité poétique à une tonalité parodique. Comme Ovide dans les Métamorphoses, Pinget introduit des bifurcations. On est devant un monde absurde avec, pourtant, l’émerveillement d’être là. L’auteur crée des cosmogonies fluentes mêlant les espèces, entraînant végétaux et animaux dans une ronde.

Dans une dernière partie est analysée une caractéristique appartenant aux trois œuvres : l’ironie. Il s’agit moins pour les romanciers de mettre en question des personnes ou des institutions que le langage lui-même. Au lendemain des désastres des guerres, le langage ne veut plus entretenir l’illusion réaliste. Céline se voit embarqué sur une nef des fous ou encore dans une arche qu’il dirigerait, devenu un Noé gâteux. La Première Guerre disait que tout était tragique : sa répétition signifie que tout est grotesque, d’où, dans Rigodon,un délire bouffon, un lyrisme ordurier, un conflit transformé en farce, un rire de l’horrible aux confins de la mort. Le Voyeur est un récit pratiquant le jeu de la case vide : il manque une pièce. Les descriptions masquent un fait qu’on ne veut pas raconter. Mathias porte-t-il une valise ou une mallette ? Y a-t-il un ou deux objets ? Graal Flibuste nous invite à une première lecture naïve, suivie d’une seconde décelant le pastiche d’une série de textes et d’auteurs : Voltaire, Diderot, Sade, Pétrone, Boccace.

L’ouvrage de M. Roussel-Meyer, grâce à de nombreuses citations commentées avec précision, finesse, élégance, nous donne à goûter le « plaisir du texte » que les romans eux-mêmes, avec leurs brisures, leurs provocations, leur ressassement, n’arrivaient pas toujours à communiquer.

Référence : Maryse Roussel-Meyer, La Fragmentation dans le roman, Louis-Ferdinand Céline, Robert Pinget, Alain Robbe-Grillet, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2011, 474 p.